En 2012, les chaînes QatarTV et Middle East Broadcasting diffusent à l’occasion du ramadan une série ambitieuse intitulée Umar al-Fârûq. Consacrée à l’histoire du deuxième calife de l’islam, cette coproduction qataro-saoudienne est une adaptation à l’écran des récits de la tradition sunnite. Elle témoigne de l’aura dont jouit jusqu’à aujourd’hui Umar b. al-Khattâb, considéré comme l’archétype du souverain exemplaire.
Ce statut de modèle politique rend la reconstruction de sa vie particulièrement difficile. La période des premiers califes a fait l’objet d’un processus de réécriture de l’histoire à l’époque abbasside et l’authenticité des récits est souvent sujette à caution. Retracer son parcours requiert donc de suivre la tradition.
Lorsque la prédication du prophète Muhammad se diffusa à La Mecque, à partir des années 613, Umar est un membre d’une tribu de Quraysh, les Banû Adî. La tradition nous dit qu’il compta parmi les principaux opposants de Muhammad lorsque les persécutions contre ce dernier s’intensifièrent. C’est même en cherchant à assassiner le prophète de l’islam que Umar finit par se convertir, après un cheminement initiatique qui le conduisit jusqu’à Muhammad et s’acheva par son adhésion à la nouvelle religion qu’il promit de défendre. Connu pour sa fougue et sa force, son ralliement à la communauté en devenir aurait été un renfort de poids.
En 622, Umar suivit le prophète lorsque ce dernier quitta La Mecque pour Médine. Aux côtés d’Abû Bakr ou de Abd al-Rahmân b. Awf, Umar devint l’un des principaux émigrés (Muhâjirûn), la nouvelle aristocratie islamique avec les auxiliaires (Ansâr). Il fit office de conseiller politique auprès d’Abû Bakr durant son règne (632-634), avant que ce dernier ne le nomme comme son successeur.
Le règne de Umar est un moment charnière dans l’histoire des débuts de l’islam. En dix ans (634-644), les armées de la péninsule balaient les troupes sassanides et byzantines. Désormais calife d’un empire qui s’étend de l’Égypte aux montagnes de l’Iran actuel, Umar s’impose comme un souverain législateur, équitable et profondément attaché aux valeurs d’ascétisme que prône le Coran.
À la mort d’Abû Bakr, l’Arabie est passée à l’islam et les premiers contingents tribaux ont déjà pris pied dans les franges septentrionales de l’Arabie. Mais c’est Umar qui déclenche véritablement les conquêtes (futûhât). Depuis Médine, le calife planifie des mouvements de troupes de plus en plus ambitieux à l’échelle du Moyen Orient. Les sources narratives nous donnent l’image d’une conquête organisée depuis Médine : s’il faut relativiser cette lecture centralisatrice du phénomène, le calife semble toutefois avoir usé de son autorité charismatique pour rassembler des armées conséquentes et les avoir dirigées selon les besoins.
Les troupes musulmanes s’engagent dans deux directions distinctes : l’Irak sassanide, attaqué depuis les marais du sud, et les régions byzantines de Syrie-Palestine. En 636, la victoire remportée à Yarmûk dans le nord de l’actuel Jordanie face aux troupes de Constantinople permet de faire sauter le verrou byzantin dans la région. La même année, en Irak, les troupes persanes sont vaincues à la bataille de Qâdisiyya. La riche région agricole du Sawâd – ces terres fertiles du bas-Irak – passent sous le contrôle du califat de Médine et deux villes-camps (misr, pl. amsâr) y sont fondées, Kûfa et Baṣra, appelées à devenir des hauts lieux de la vie intellectuelle, politique et religieuse du Moyen Orient.
L’ensemble de ces conquêtes se déroulent sans que Umar ne soit jamais présent sur le champ de bataille. Le souverain est néanmoins connu pour s’être rendu à Jérusalem, certainement entre 636 et 638. Ce voyage, dont le déroulé exact reste assez flou, revêt pourtant une importance capitale pour l’histoire sacrée de la ville. Recevant la soumission de la cité des mains des autorités chrétiennes, Umar aurait alors fondé la mosquée al-Aqsa, à côté du Dôme du Rocher. C’est également à cette occasion que le calife aurait formalisé les règles de cohabitation entre les musulmans et les chrétiens. Ce texte, connu sous le nom de Pacte de Umar, a connu une postérité importante dans le monde musulman, et est à l’origine de la notion de dhimma.
Mais Umar ne fut pas uniquement un conquérant. Conscient des risques que l’afflux de richesses occasionné par les conquêtes faisait peser sur la jeune communauté islamique, il instaura le dîwân, un système de pensions destiné à redistribuer de façon équitable le butin des expéditions. Cherchant à éviter que les conquérants s’investissent dans les activités agricoles et restent disponibles pour mener de nouvelles expéditions, Umar garantit aux populations conquises la sécurité de leurs biens et de leurs terres et leur imposa en contrepartie le versement de taxes (kharâj). Les combattants furent regroupés dans les villes-camps et le calife établit une liste des conquérants afin de les rétribuer selon la date de leur entrée dans l’islam. Ce faisant, le calife brisait les hiérarchies anciennes héritées de la période préislamique et instaurait de nouveaux critères d’appartenance à la communauté. Ces villes-camps devinrent le laboratoire de création d’une nouvelle société islamique, laquelle fut désormais structurée autour d’hommes dont le prestige dérivait entièrement de leur entrée précoce (sâbiqa) dans l’islam et de leur participation aux grandes batailles des conquêtes. Originaires de clans mineurs et autrefois cantonnés à jouer un rôle mineur dans des sociétés tribales très hiérarchisées, ces conquérants accédaient ainsi à une notoriété permise par la politique du dîwân.
Souverain austère mais accessible, fin législateur, organisateur des armées et des territoires conquis : Umar jouit d’une image très positive dans l’historiographie sunnite. Il incarne l’archétype du gouverneur exemplaire, partial et intraitable envers ses enfants et ses proches. Les sources chiites sont moins unanimes à son sujet et considèrent qu’en accédant au pouvoir, il a usurpé les droits de Alî sur le califat.
En 644, Umar est poignardé par un esclave persan à Médine. Les motifs exacts du meurtre sont flous, mais l’agonie du souverain est bien documentée. Sur son lit de mort, il créa un conseil consultatif (shûrâ) regroupant six membres de Quraysh qui étaient parmi les premiers à s’être convertis et qui furent chargés de désigner son successeur. On attribue ainsi à Umar la mise en pratique de la notion coranique (Q. 42 : 38) de consultation et de délibération dans le champ politique, et perçue comme une parade contre tout monopole arbitraire et tyrannique du pouvoir.
Il n’est donc pas surprenant qu’une série qataro-saoudienne s’empare de cette figure tutélaire de ce premier islam. Umar demeure un modèle politique auréolé d’un prestige considérable jusqu’à aujourd’hui. Son héritage politique, guerrier, juridique et éthique témoigne de l’action d’un personnage à qui l’on peut sans doute faire remonter les origines de l’Empire islamique.