Mort à Damas en 1883, Abdelkader y a été enterré auprès de la tombe de son maître Ibn Arabi (1165-1240). Sa dépouille ne fut rapportée en terre algérienne que le 6 juillet 1966 dans un retour des cendres quasi napoléonien, bienvenu pour inscrire dans l’histoire un régime récemment installé par un coup de force de l’armée. Mais cette apothéose était surtout le résultat d’un immense travail historiographique.
Nouvel État longtemps contesté dans son essence, la nation algérienne avait besoin de se confectionner un livre d’histoire, à l’image de ceux de la puissance coloniale. « Nos ancêtres les Gaulois » ayant décampé, il fallait s’en trouver de nouveaux et ce n’était pas une histoire simple. Abdelkader avait bien incarné la première résistance algérienne. Il s’imposa néanmoins dès avant sa reddition, en 1847, comme un personnage de haute prestance. En France, une curiosité sympathisante devient le sentiment populaire dominant, Seigneur oriental aux belles manières, l’émir va durablement incarner l’Algérie musulmane et arabe qui est appelée à vivre en bonne intelligence avec la puissance souveraine.
Comment faire la synthèse de ces images contradictoires ? Quand, en 1949, le Gouvernement Général de l’Algérie décida de faire édifier, près de Mascara, un monument à l’émir Abdelkader “ami des Français”, une fraction extrémiste du mouvement nationaliste, l’OS, tenta d’organiser un attentat. Les pétards furent désamorcés avant la cérémonie, mais l’événement fut marqué par l’édition d’un timbre commémoratif commandé au miniaturiste algérien Mohammed Racim (1896-1976), où figuraient les portraits réconciliés de Bugeaud et d’Abdelkader.
Le mouvement national algérien qui prit forme après 1954 ne se cantonna pas au terrain militaire. La guerre devait se porter également sur le terrain historiographique où il s’agissait de reprendre les thèses mises en place par la République impériale. Dans les manuels des écoles franco-arabes, Abdelkader y figurait bien, mais dans la litanie des héros fondateurs, au même titre que Vercingétorix. Un ravalement s’imposait dans l’histoire d’une Algérie à la recherche de son identité nationale. Le mot d’ordre de Mohamed Sahli, “décoloniser l’histoire”, sonna comme un appel à la réappropriation.
Quelle figure fondatrice choisir dans cette perspective ? Héros antiques, Jugurtha et la légendaire Kahena incarnaient bien la résistance des populations autochtones, mais c’était insister sur leur clôture, sur une identité primordiale. Ces héros étaient essentiellement berbères, une minorité dynamique dont l’identité linguistique constituait pour la nouvelle nation un facteur de division. Remonter de la sorte au monde amazigh, c’était faire la part trop belle à leur encombrante participation à la lutte nationale.
Les très riches heures de l’État d’Alger, renversé en 1830 par l’intrusion coloniale, avaient été intelligemment illustrées pas le miniaturiste Mohamed Racim. Conquête ottomane en voie d’autonomisation, l’État en place avant la conquête française est bien musulman, mais corrompu et violent … Surtout, Khayr al-Dîn Barberousse (m. 1546) qui en avait été le fondateur, était un Turc, et il intégrait la Régence d’Alger comme province de l’Empire ottoman. Mais l’Algérie indépendante se voulait autonome et essentiellement arabe. Restaient les héros de la première résistance, leaders toujours un peu locaux, d’un peuple pas encore unifié, engagés souvent dans des soulèvements du désespoir à l’échelle de la tribu, ou bien, plus tard, des militants trop pacifiques de mouvements culturels, comme le cheikh Ben Badis (1889-1940).
Abdelkader présentait l’avantage d’être arabe, leader d’une résistance armée très largement reconnue, y compris du côté français. Mais, homme de haute ascendance chérifienne, il n’était pas trop identifié au monde des tribus (djouwad). Car c’était surtout un lettré, un homme de culture, poète et savant musulman à la fois. Sa religion faisait sans doute un peu problème, inscrite qu’elle était dans l’islam confrérique ou mystique, alors passablement suspect.
Pourtant, avec Abdelkader, le problème essentiel était ailleurs : il se trouvait dans la consécration dont il avait été l’objet en France. Parti revivre en terre d’islam, après 1852, muni d’une pension du gouvernement français, trois grandes décennies s’étaient écoulées avant sa mort, pendant lesquelles il avait effectué plusieurs visites en France, notamment à l’occasion d’expositions universelles dont il était très curieux (1865, 1867). Et ce n’était pas de l’époque héroïque de la résistance, mais de cette période que l’on avait les témoignages les plus nombreux. C’en fut au point que les nationalistes soucieux de “décoloniser l’histoire” durent apporter quelques rectifications. Ils ne faisaient en somme que corriger certains excès d’une imagerie colonialiste, ce qui ne justifiait pas cependant de rejeter comme des falsifications tous les éléments susceptibles de brouiller le portrait idéal d’un Abdelkader, nationaliste arabe avant la lettre.
De la phase épique d’Abdelkader, on ne disposait que de portraits plus ou moins imaginaires. L’essentiel de l’iconographie disponible concernait davantage la période pacifique et l’émir avait même complaisamment posé arborant la batterie de décorations qu’il avait reçues suite à son attitude héroïque lors des pogroms anti-chrétiens de Damas en 1861.
Mais dans l’Algérie du XXe siècle, cette image d’une Légion d’honneur sur un burnous évoquait immanquablement ces vieux notables collaborateurs. L’Émir n’était certes pas de cette engeance, mais il en portait les stigmates. Tout un pan de l’iconographie disponible se trouvait écarté, et cela de façon d’autant plus paradoxale que les éditeurs du XIXe siècle s’étaient livrés, pour “mettre à jour” une imagerie défaillante, à des repeints ajoutant sur les clichés disponibles la fameuse Grand-Croix de la Légion d’honneur.
C’est à un nouveau travail sur l’image que durent se livrer les autorités algériennes. Érigée peu après l’indépendance, la statue d’Abdelkader, fut jugée trop mesquine et rapidement ridiculisée du sobriquet de “cadeau Bonux”. Il fallut en concevoir une autre, plus imposante, plus digne, qui prit place sur un socle monumental dans les années 1980. C’était la marque de transfiguration du héros national dont la figure s’amplifiait avec le travail de l’histoire.
La célébration de l’émir fut l’objet de plusieurs productions d’images plus conformes à ses nouvelles dimensions. Peu après la statue, ce fut un timbre dessiné déjà par Mohamed Racim. En 1974, c’était un grand livre produit par le ministère de l’information, qui faisait une sévère sélection dans l’iconographie, préférant manifestement les portraits fantaisistes de la première période. C’est en prenant la mesure de cette carence d’images que le gouvernement se soucia d’en confectionner de nouvelles.
Dans le cadre de l’édification d’un musée de l’Armée, en 1984, le Président Chadli Bendjedid (1929-2012) fit commander des tableaux à une escouade d’artistes. Le peintre Hocine Ziani (né en 1953) prit la plus grande part à ce travail de reconstitution historique. Lors d’une de ses visites à Versailles, l’émir avait été invité à voir l’immense Prise de la smala par Horace Vernet. Il déclara simplement : “Pourquoi n’avez-vous pas peint des combats où les vôtres battaient en retraite ?” C’est ce que fit Ziani en reconstituant des Batailles reprenant l’esthétique héroïque de Vernet, mais avec des combats où l’Émir avait eu le dessus. Ziani eut à peindre aussi un portrait d’Abdelkader. Il reprenait fidèlement une photographie de Carjat de 1865 mais, à la demande des commanditaires, il l’allégeait de ses encombrantes médailles.
En vérité, il y a bien des anachronismes dans cette mise en ordre. Abdelkader a gagné ces décorations dans l’honneur, lors de circonstances qu’il est facile de préciser. Il est absurde de mettre au rancart les nombreuses images archivées par les plus grands photographes de ce temps (Carjat, Delton, Disderi), et qui sont dans toutes les mémoires, sous prétexte qu’elles le présentent le torse constellé de médailles. Du corpus de l’Iconographie historique de l’Algérie, on ne pourrait donc retenir que des portraits largement imaginaires.
Abdelkader était musulman avant tout mais moderniste, humaniste et universaliste ; un homme de “progrès” également, conformément à l’esprit de son temps. C’était un Arabe lettré, un poète et un mystique érudit – Arabe certes, mais pas nationaliste arabe, parce que cette formule, en son temps, n’avait tout simplement pas de sens.