Dans un pamphlet, truffé d’inexactitudes et d’erreurs, paru il y a quelques années, chez un grand éditeur parisien, le romancier maghrébin Boualem Sansal déclare que l’islam interdit le recours au contrôle des naissances et à la contraception (Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif du pouvoir dans le monde arabe, Paris Gallimard, 2013, p. 34). Cette assertion est totalement fausse. On peut facilement le montrer quand on se penche sur les écrits des juristes-théologiens, aussi bien anciens que contemporains.
Dans un premier temps, on présentera brièvement le socle sur lequel repose la conception islamique en la matière, à savoir le natalisme. Ensuite on montrera que le coït interrompu (en arabe azl), qui est la méthode contraceptive la plus répandue, a donné lieu à une controverse entre le VIIe et le VIIIe siècles.
Le natalisme
Quand on considère les trois premiers siècles de l’islam (du VIIe au IXe siècle), on est frappé par une double constante. Les textes ne cessent d’appeler les fidèles à se marier et à engendrer une descendance, en même temps qu’ils critiquent le célibat. Ainsi cette tradition rapportée par Ibn Mansûr (Sunan, II, 139, n° 490) : « L’Apôtre de Dieu prescrivait le mariage et interdisait absolument le célibat. Il disait également : Epousez des femmes aimantes et fécondes. Grâce à vous, je serai le Jour de la Résurrection le prophète à la communauté la plus nombreuse ». Dans une variante, le Prophète ajoute : « Ne soyez pas comme les moines chrétiens » (Bayhaqî, al-Sunan al-kubrâ, X, 236-237, n° 13742), c’est-à-dire n’adoptez pas le célibat. Au IXe siècle, on constate un infléchissement parmi les oulémas : ils commencent par admettre que le célibat est permis aux fidèles dépourvus totalement de désir sexuel ou dont la libido est faible. C’est la position défendue par le grand juriste al-Shâfiî dès le début du IXe siècle :
« Quant à celui qui n’a aucun penchant pour le mariage et qui n’en a nul besoin, parmi les hommes ou les femmes, du fait que l’appétit, qui a été déposé dans la majeure partie de la création, n’a pas été créé chez lui, ou bien en raison d’un accident comme l’âge ou tout autre qui a fait disparaître cet appétit, je ne vois aucun mal dans le fait qu’il ne se marie pas, voire même je préfère cela. Mais il devra se consacrer au service de Dieu. (…) Quant à l’homme qui se marie alors qu’il est impuissant, il a trompé son épouse et elle a le choix entre demeurer avec lui ou s’en séparer au bout d’une année à partir de la date que lui fixe le magistrat ».
Dans certains milieux, moins nuancés, on critiquera la famille en raison des obligations très lourdes et très contraignantes qui pèsent sur le chef de famille, à savoir le père, et qui l’empêchent de se consacrer à des activités plus élevées, comme la collecte de la Sunna et l’étude des savoirs islamiques. Toutefois, malgré cette inflexion, le natalisme continue à dominer, au moins parmi la grande masse. Dans un tel contexte, il ne peut être question de limitation des naissances. Ceux qui choisissent cette option sont renvoyés à leur manque de confiance en Dieu (tawakkul). On leur oppose également des versets célèbres (Coran, LXXXI, 8-9), qu’on a tendance à comprendre comme la condamnation de la pratique de l’infanticide par les anciens Arabes. Malgré tout, une fois qu’on a admis que le célibat ou la continence sexuelle étaient licites, sous certaines conditions, – ce qui sera fait au cours du IXe siècle –, on finira aussi par admettre la licéité du recours au coït interrompu, pour des motifs religieux.
La discussion ancienne sur le coït interrompu (azl)
Le coït interrompu, en arabe azl, est l’une des plus anciennes formes de limitation des naissances. Il a donné lieu à une controverse dès le VIIIe siècle.
Certains des premiers adversaires du coït interrompu le rejettent parce qu’il serait une forme d’infanticide. L’argument fait directement référence au verset (Coran, LXXXI, 8) au sujet duquel l’exégèse courante soutient qu’il s’agirait d’un infanticide. On note également qu’il est imputé à des polémistes juifs – cela suffit à le discréditer. D’ailleurs la condamnation du Prophète est la seule réponse.
Dans une discussion plus poussée, on lui a opposé un contre-argument rationnel : pour qu’il y ait homicide, il faut qu’il y ait une victime. Or s’abstenir d’émettre sa semence dans la matrice revient à empêcher la formation d’un enfant ; et s’il n’y a pas d’enfant, il ne saurait y avoir d’infanticide. Cependant l’argument fait appel une nouvelle fois à l’autorité du Coran (XXIII, 14 sur l’embryogenèse). Une autre fois, l’embryogenèse s’achève par l’esprit qui est insufflé dans le fœtus. Ainsi, selon ces traditions, tant le Prophète de l’islam qu’Ibn Abbâs, qui était son cousin et disciple, étaient favorables à la pratique du coït interrompu.
Les adversaires du coït interrompu ont avancé un second argument. En y recourant, le fidèle s’oppose à la volonté de Dieu : en plaçant la semence dans les reins de l’homme, Dieu veut qu’il engendre une descendance ; aussi en la versant à l’extérieur de la matrice, il s’oppose donc à la volonté de Dieu.
L’argument n’est pas contesté, car il est à peu près unanimement partagé. Les défenseurs du coït interrompu le contournent, faisant appel à l’argument du Décret divin absolu : quand Dieu veut quelque chose, nul ne peut s’y opposer. Une autre fois, on fait dire au Prophète : « Si Dieu a décidé la création d’un être, Il pourrait le tirer de ce rocher ! » (Saïd ibn Mansûr, al-Sunan, al-Sunan, II, 98, n° 2220). Ou bien : « Si l’eau dont provient l’enfant est renversée sur un rocher, Dieu en sortirait un enfant. Si Dieu veut créer une créature, Il la crée ! » (Ibn Abî Âsim, Sunna, 161, n° 366). Ainsi les partisans du coït interrompu s’appuient sur l’idée d’un dieu tout-puissant. Le sujet humain ne maîtrise en aucun cas la chaîne des causes qui conduit à la fécondation et ensuite à la naissance d’un enfant. Mais ce contre-argument a la forme d’une aporie : s’il n’y a pas une causalité naturelle, à quoi cela sert-il de recourir au coït interrompu ?
L’enjeu de cette controverse ancienne a trait, outre au problème de la licéité du coït interrompu, à la mise en cause de la filiation des enfants issus des esclaves-concubines et, par là même, de la conduite morale de ces dernières. Aussi on n’est même pas certain que le coït interrompu était réellement pratiqué. Ce plaidoyer en faveur du coït interrompu est moins motivé par la volonté de limiter les naissances en général que par la crainte de voir se multiplier des bâtards. Toutefois quand les oulémas, à partir du IXe siècle, ont considéré ce corpus de hadiths, ils ont été conduits à prendre position sur le coït interrompu.
Pour aller plus loin
Mohammed Hocine Benkheira, La maîtrise de la concupiscence. Mariage, célibat et continence sexuelle en Islam, des origines au Xe/XVIe siècle, Paris, Vrin, 2017.
Mohammed Hocine Benkheira, « Jouir sans enfanter ? », Der Islam, tome 90, n° 2 (2013), p. 238-298.
Basim Musallam, Sex and Society in Islam. Birth Control before the Nineteenth Century, Cambridge University Press, 1983.