Le christianisme syriaque et les musulmans sous le califat de Mu’âwiya (r. 661-680) : témoignage d’un moine nestorien contemporain.
Source : Jean Bar Penkâyê, Livre du principe des discours éd. A. Mingana, p. 146-147, trad. A. Mingana, révisée par S. Pierre.
Un homme d’entre [les Arabes syriens] nommé Muʿâwiya régna et soumit les deux Royaumes des Perses et des Romains. De son temps fut affermie la justice et il y eut une grande paix dans les pays de son empire : il laissa chacun se comporter comme il le voulait.
Ils étaient sujets […], de la part de celui qui fut leur guide, à un commandement en faveur du peuple des chrétiens et de l’ordre (tagma) des moines. Ils étaient aussi sujets à l’adoration d’un seul Dieu, selon les coutumes de l’ancienne loi [ = de l’Ancien Testament]. Aussi, au commencement, ils furent soumis à la tradition de Muhammad qui fut leur instructeur, de telle sorte qu’ils infligeaient la peine de mort à quiconque apparaissait désobéir à ses lois (nomos).
Leurs troupes allaient chaque année dans les pays éloignés et dans les îles, ils capturaient et convoyaient [des gens] de tous les peuples qui sont sous le ciel.
De chacun, ils n’exigeaient que l’impôt et lui offraient d’embrasser la croyance de son choix : il y avait alors aussi chez eux des chrétiens et pas qu’un peu, parmi eux [certains étaient] avec les hérétiques (les miaphysites), et [d’autres étaient] avec nous (les nestoriens).
Tandis que Muʿāwiya régnait, il y avait une paix dans le monde dont on n’avait jusque-là jamais entendu parler par nos pères et par les pères de nos pères. […] Les hérétiques maudits [les miaphysites] qui ont reçu cette assistance pour le temps présent, […] changèrent au profit de leur impiété toutes les églises des Romains en faisant revivre et rebâtir ce qui avait déjà été aboli”.
Commentaire
Jean Bar Penkâyê est un moine syriaque oriental, c’est-à-dire qu’il est irakien et de la confession dyophysite (nestorienne), majoritaire dans l’ancien Empire sassanide. Son livre 15 retrace la période des débuts de l’islam et finit en l’an 687, ce qui permet de dater le moment d’écriture. Il évoque dans ce passage la longue période de paix, de justice et de tolérance du gouvernement du calife Muʿâwiya (r. 661-680). Cependant, il déplore en même temps ses conséquences sur les chrétiens : le relâchement des siens et la libre concurrence qui favorisent les Églises rivales. Bar Penkâyê fournit du même coup parmi les plus anciens renseignements sur le monothéisme abrahamique pratiqué par les Arabo-musulmans, et sur l’autorité fondatrice de Muḥammad, qu’il ne désigne jamais comme un « Prophète ». Il lui associe une « tradition » légale dont le verbe (ashlem) correspond exactement à celui qui se décline en arabe en « Islam » et en « musulman » (aslama). Pour autant, il tient à témoigner que certains Arabes sont encore chrétiens (jacobites ou nestoriens) 50 ans après la conquête. Il fait enfin allusion à l’impôt payé par les non-musulmans et au modèle économique des razzias en dehors des frontières du califat.