Il est vrai que les musulmans subsahariens, immergés dans les sociétés locales, et étroitement liés aux réseaux marchands dont ils étaient les animateurs, ont passé des arrangements utiles avec différents chefs non musulmans et avec leurs populations, en échange d’« amulettes musulmanes » dont le prestige et la puissance étaient associées à l’écriture. En fait, d’un bout à l’autre de la bande sahélienne, il n’y eut aucune rupture avec l’orthodoxie sunnite et malikite (ou shafi‘ite à l’est). La magie islamique elle-même était fondée sur l’écriture de versets coraniques propitiatoires et non sur des « fétiches » animistes dont elle se distinguait donc nettement (Hamès, 2007). Différentes formes d’arabisation se développèrent : outre la formation en arabe des lettrés, de grandes langues subsahariennes (telles le peul, le haoussa, et le swahili, sur la côte de l’océan Indien) furent écrites en caractères arabes et devinrent des langues d’islam. La littérature islamique se diffusa au sud du Sahara et servit de base à la formation des étudiants : les ouvrages sur le tawhîd (l’Unicité divine) et le fiqh (jurisprudence) étaient particulièrement à l’honneur. À partir du XVIIe siècle, les écrits shâdhilî, du nom de Abû l-Hasan al-Shâdhilî (mort en 1258) fondateur de la confrérie soufie, se répandirent et, avec eux, les dévotions au Prophète (Hamès, 2013). Dans ces terres du sud, où les livres étaient des objets de prix, les petites bibliothèques privées contenaient souvent, jusqu’à nos jours, outre le Coran, un exemplaire du Dalâ‘il al-Khayrât, récitation des prières en l’honneur du Prophète, composée par un soufi marocain de la confrérie shâdhilîyya, l’imam Muhammad al-Jazūlī (mort en 1465). Ainsi le contact intellectuel avec le monde musulman central était-il constamment renouvelé et entretenu. Et puisque ce nouveau lien inaugurait au sud une initiation au soufisme, rappelons qu’à l’exception du Sénégal, du Nord Nigeria et du Soudan, le phénomène confrérique, souvent considéré comme l’une des caractéristiques de cet islam noir, n’a reçu, au sud du Sahara qu’une extension localisée.
Il y a eu, historiquement, plus de puissantes confréries en Égypte et au Maghreb, que dans plusieurs régions de l’Afrique de l’Ouest. Loin d’être un trait consubstantiel à l’islam subsaharien, le développement des confréries soufies y est un phénomène récent (pas avant le XVIIIe siècle) et, loin de singulariser l’islam subsaharien, elles ont constitué autant de passerelles actives entre l’islam de l’Afrique septentrionale et les régions au sud du Sahara : il en est ainsi de toutes les transmissions soufies venues du Maghreb et d’Orient : shâdhilî, qâdirî (et son rejeton mouride), tijânî, khalwatî, pour ne citer que les principales.
Le retour de l’islam noir
Dernier exemple de la survie persistante de cette représentation distinctive, sinon du terme même, d’islam noir : la réappropriation et la réinterprétation qui en sont faites aujourd’hui par des acteurs subsahariens eux-mêmes, surtout sénégalais, au nom d’une revendication identitaire, formulée aussi en controverse avec l’islam des Arabes contemporains (cette autre face de l’islam noir). Abdourahmane Seck (2010 : 183) montre comment, au Sénégal, islam et négritude, voire afrocentrisme, sont venus s’entrecroiser pour façonner un nouvel objet original. Les présupposés antérieurs qui sous-tendaient la théorie de l’islam noir, à savoir son défaut d’orthodoxie et sa mise à part de l’histoire (Seck : 178), ne sont plus de mise. L’islam africain, autre nom désormais préféré, est présenté, au contraire, comme un nouveau pôle d’orthodoxie. A. Seck prend ainsi l’exemple de Saliou Kandji, un intellectuel sénégalais qui avait cherché à « montrer la parfaite filiation des trajectoires islamiques africaines avec l’authentique esprit de l’islam », affirmant ainsi « une proximité indiscutable avec l’authentique orthodoxie islamique » (Seck : 181-183).
Les termes du vieux procès en hétérodoxie sont ainsi renversés : la « périphérie » subsaharienne devient, dès lors, une garante plus sûre de l’héritage coranique que le « centre » arabo-musulman. On peut reconnaître une « mise en scène » de cette affirmation dans l’article d’Anouk Cohen (2022) consacré aux « subjectivités islamiques au Sénégal » et à « l’effervescence du livre religieux ».
C’est dire à quel point cette idée d’islam noir, aux multiples avatars, avec ou sans le nom, réapproprié et réassorti sous des formes multiples, continue à détenir un potentiel de séduction, d’inspiration et de mobilisation, tout en recouvrant des argumentaires et des intentions à chaque fois renouvelés, voire inversés. La couleur n’est plus dès lors qu’une nuance exotique et médiatique. Comme le disait Amadou Hampaté Bâ (mort en 1991), « En Afrique, l’Islâm n’a pas plus de couleur que l’eau […] Il se colore aux teintes des terroirs et des pierres » (V. Monteil, 1971 : 47-48).
Pour aller plus loin :
John Hunwick et Fatima Harrak, Mi‘rāj al-Su‘ūd : Aḥmad Bābā’s Replies on Slavery, annotated and translated by John Hunwick and Fatima Harrak, Rabat, Université Mohammed V, Institut d’Études africaines (« Textes et documents »), 2000.
Adriana Piga, Les voies du soufisme au sud du Sahara. Parcours historiques et anthropologiques. Paris, Karthala, 2006.
Eva Evers Rosander. African Islam and Islam in Africa: Encounters Between Sufis and Islamists. Londres, Hurst, 1997.
Jean-Louis Triaud, « L’islam au sud du Sahara. Une saison orientaliste en Afrique occidentale. Constitution d’un champ scientifique, héritages et transmissions », Cahiers d’études africaines, 2010, 198-199-200, p. 907-950.
Jean-Louis Triaud, « Giving a name to Islam south of the Sahara: an Adventure in Taxonomy», The Journal of African History, vol. 55, 1, 2014, p. 3-15.
Jean-Louis Triaud, Musulmans de Côte d’Ivoire à l’époque coloniale (1900-1960). Un monde de karamokos. Paris, Les Indes savantes, série Islam et sociétés au sud du Sahara, n° 6, 28 octobre 2021, 2 tomes.
Vincent Monteil, L’islam noir. Paris, Éditions du Seuil, 1964, 1971, 1980.