Dans le Coran, il est très souvent fait mention des juifs, de leur religion et de leurs écritures saintes. De nombreux épisodes bibliques fort connus sont relatés dans le Coran de manière très détaillée, certains d’entre eux le sont même plusieurs fois, entre autres : l’histoire des Patriarches, la servitude des fils d’Israël en Égypte, la sortie de ce pays, l’arrivée et l’installation en Terre Sainte, le don de la Torah. On y trouve encore des références à divers miracles survenus dans le désert aux enfants d’Israël : la colonne de nuée qui les accompagnait, la manne (mann), les cailles tombées du ciel (salwâ), l’eau jaillie du rocher pour étancher la soif du peuple.
Certaines figures bibliques avec les récits qui les concernent sont citées plusieurs fois : comme Abraham et sa famille, Lot (Lût) et les siens ainsi que Moïse et la souffrance des fils d’Israël en Égypte ou incidemment les éclaireurs envoyés par Moïse avant l’entrée en Terre promise, David et Salomon, Jonas (Yûnus), appelé aussi Dhû l-nûn (l’homme au poisson), Job (Ayyûb) et bien d’autres.
Les voix des héros bibliques ne sont pas seules à se faire entendre dans le Coran. La foi, la loi et le droit public et privé sont extrêmement présents et tous imprégnés par la Bible ainsi que par d’autres sources juives. Revenons d’abord sur l’étendue et la profondeur des liens unissant le Coran à la Bible et au judaïsme postbiblique. La question a certes été souvent débattue par les chercheurs. Muhammad aurait connu les juifs surtout à Médine (connue auparavant sous le nom de Yathrib) et dans ses environs où il aurait été actif pendant les dix dernières années de sa vie (622-632). À leur contact, il aurait appris leur religion et leur histoire.
Le Coran se sert de trois termes distincts pour désigner les juifs, chacun d’entre eux mettant l’accent sur un aspect différent. Le plus courant, banû Isrâ’îl (fils d’Israël), désigne les descendants d’Israël à l’époque biblique ; en de rares occasions, il s’emploie pour les juifs contemporains de Muhammad. Dans la majorité des cas, l’emploi de « fils d’Israël » se révèle ambivalent. Il est parfois utilisé de manière très favorable : les « fils d’Israël » sont le peuple élu (Q. 2:47 et Q. 2:122) que Dieu a délivré de la servitude en le faisant sortir d’Égypte et entrer en Terre sainte (Q. 5:21). Toutefois, l’expression sert aussi à désigner péjorativement les Hébreux quand ils commettent des fautes : les « fils d’Israël » brisent l’alliance avec Dieu (Q. 5:13) en se prosternant devant le veau d’or. Ils sont aussi appelés « fils d’Israël » quand on les accuse de tuer les prophètes (entre autres Q. 2 :61).
L’appellation al-yahûd (« les juifs ») désigne le plus souvent les juifs aux époques postbibliques et surtout les juifs que Muhammad a connus à La Mecque et à Médine. Ce terme revêt dans la majorité des cas une connotation clairement péjorative. Ainsi, ceux qui sont accusés d’avoir falsifié la Torah sont désignés comme juifs (Q. 4:46). Sont aussi appelés juifs ceux qui, à l’instar des chrétiens, croient que Dieu a engendré un fils appelé ‘Uzayr (Q. 9:30). Bien évidemment, est-il écrit, il faut se garder de devenir leurs alliés, tout comme il convient de s’écarter des chrétiens. (Q. 5:51).
La troisième expression, ahl al-kitâb (le peuple du Livre), ne désigne pas uniquement les juifs mais aussi les chrétiens, qui détiennent des Écritures sacrées révélées. Le Coran désigne la Bible principalement de deux façons : al-Kitâb (le Livre) et al-Tawrât – terme qui désigne, au-delà de la Torah au sens strict ou Pentateuque, la Bible hébraïque toute entière et parfois même les sources juives postbibliques.
Outre ces appellations par lesquelles sont désignés les anciens Hébreux et les juifs contemporains de Muhammad, on trouve divers termes qui leur sont appliqués. Ils sont parfois traités de kâfirûn (sing. kâfir : mécréant). Certains versets coraniques évoquent ainsi la colère divine contre les pécheurs – ce qui se réfère souvent, d’après les commentateurs, aux juifs et aux chrétiens.
Les juifs et leur religion sont dépeints dans le Coran de manières diverses et contradictoires. D’un côté on y trouve des déclarations positives : Israël est présenté comme le peuple élu que Dieu a comblé de bienfaits en le tirant de l’esclavage en Égypte, lui faisant don de la Torah, suscitant en son sein des prophètes, le guidant vers la Terre promise et la lui accordant. D’un autre côté, un peuple infidèle à l’Alliance, qui retombe dans l’idolâtrie et falsifie la Torah que Dieu lui a donnée et tue les prophètes qui lui ont été envoyés pour le remettre dans le droit chemin.
L’islam et le judaïsme sont inextricablement liés, à la fois proches et distants, entre lesquels l’amitié et la rivalité se conjuguent sans cesse. Ces ambivalences, faites d’accueil et de rejet simultanés, orientent le rapport fondamental de l’islam au judaïsme et, par-là, aux juifs. Cette ambiguïté est également sensible dans l’attitude complexe du Coran envers la Bible : d’un côté, celle-ci est présentée comme un texte révélé par Dieu à l’espèce humaine et donc comme un livre susceptible d’authentifier la révélation faite à Muhammad dans le Coran puisqu’elle émane de la même source divine. D’un autre côté, selon le Coran, le Livre donné aux juifs aurait perdu de sa valeur car ils l’auraient sciemment altéré, entre autres raisons pour en retirer toute référence à la future apparition de Muhammad et de la nouvelle religion qu’il apporterait au monde. Il va de soi que la falsification de la Bible la rend inférieure au Coran, qui est considéré comme la parole divine authentique.
L’ambiguïté du Coran face à l’héritage biblique – et postbiblique – apparaît aussi dans les lois coraniques. Tout ce qui concerne la prière, le jeûne, les règles alimentaires, la pureté et l’impureté, a un lien très évident avec la Bible et les sources postbibliques. Cependant, on observe par ailleurs de nombreuses lois qui marquent une volonté délibérée de s’écarter du judaïsme. Entre les exemples les plus frappants nous pouvons mentionner le changement d’orientation de la prière (qibla), vers La Mecque plutôt que vers Jérusalem, le jeûne (sawm) et les lois alimentaires ou bien la fixation du calendrier.
Le Coran est riche de principes de foi, d’idées et de récits connus par la Bible et la littérature postbiblique. Cela est évident pour tout lecteur familier de la Bible et de la littérature juive ou chrétienne postérieure, même dans une lecture superficielle du Coran. Parfois, il lui faut plus d’efforts pour les reconnaître car ils ont subi un remaniement sensible afin de s’intégrer dans le narratif coranique et ses traits spécifiques. Ce lien entre le Coran et la Bible, ainsi que les sources postbibliques, a été étudié par de nombreux savants depuis les débuts de l’islamologie il y a plus de deux siècles, parmi les plus éminents desquels se trouvent Abraham Geiger, Ignaz Goldziher, Helmut Speyer, David Sidersky, et plus récemment Sydney Griffith dans son livre The Bible in Arabic: The Scriptures of the “People of the Book” in the Language of Islam et Gabriel S. Reynolds dans son oeuvre The Qur’ān and the Bible: Text and Commentary et The Qur’ān and its Biblical Subtext.
Rappelons tout d’abord combien le Coran est empreint d’une terminologie religieuse étrangère à la langue arabe préislamique en raison des contacts des musulmans avec différentes cultures. La recherche moderne s’est beaucoup consacrée à cette question en étudiant soit un terme particulier soit un groupe de mots, ou encore en élaborant des travaux monographiques sur le sujet. Nous pouvons citer entre autres des expressions tels que yawm al-dîn, (le jour du jugement [dernier]), qui pourrait venir de l’hébreu yom ha-din ; jahannam, la géhenne, issue du mot gehinnom ou gehinnam ; jannât ‘adn, « le jardin d’Éden », issu de gan ‘eden ; ou encore Ya’jûj wa-Ma’jûj (Gog et Magog), deux étranges peuplades de la Bible que le Coran évoque en relation avec les exploits d’Alexandre, appelé dans le Coran l’homme à deux cornes, Dhû al-Qarnayn (Q. 18:82-98). On trouve encore d’autres exemples tel le mot ahbâr (sing. habr) désignant un sage juif ou un rabbin), dérivé de haber, terme hébraïque qui désigne, entre autres significations, un « confrère », un membre des milieux rabbiniques; asbât (sing. sibt : tribu attesté uniquement au pluriel dans le Coran) qui vient de l’hébreu shebet (pl. shebatim), désignant les douze tribus d’Israël issues des douze fils de Jacob – d’ailleurs le mot apparaît toujours soit dans l’expression Ya‘qûb wa-l-asbât, « Jacob et les tribus », soit dans la phrase wa-qatta‘nâhumu ithnatâ ‘ashrata asbâta « nous les avons divisés en douze tribus » (Q.7:160) ; Sakîna qui vient très probablement du mot hébraïque shekhîna, expression typiquement rabbinique pour désigner la « Présence divine » ; ou encore shaytân pour son homologue biblique Satan, le Diable. On terminera cette énumération partielle avec les mots bien connus de salât (prière) et zakât (aumône) désignant deux des futurs cinq piliers de l’islam. Ils tirent certainement leur origine des mots selota et zekhuta en araméen/syriaque dont l’usage est partagé par les juifs et les chrétiens de l’Orient de cette époque.
Dans la mesure où le Coran est un texte vivant et dynamique sur lequel les musulmans règlent leur vie, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce qu’il dit des juifs et du judaïsme influence la manière dont les musulmans voient ces derniers, en tout temps et en tout lieu. Les musulmans, qui font l’expérience du Coran comme Parole divine, sont confrontés à travers lui – et à sa tradition exégétique – à l’omniprésence des juifs et de leurs ancêtres israélites. Ils sont transportés avec eux de verset en verset, connaissent très bien ceux qui évoquent l’élection du peuple d’Israël, le don de la Torah et l’entrée en Terre sainte, aussi bien que ceux qui relatent la colère divine dont ils ont été l’objet, eux les tueurs de prophètes, les idolâtres, les traîtres à l’alliance conclue avec Dieu.
Il faut bien être conscient que ces notions ne sont pas marginales, ni l’apanage d’un groupe d’initiés. Si elles occupent une place si prééminente dans le discours musulman contemporain, c’est aussi parce que les juifs, à la différence d’autres groupes mentionnés dans le Coran, comme les sabéens (qu’on identifie parfois aux mandéens, une religion gnostique de Mésopotamie), sont un peuple qui existe toujours et qui est présent dans le vécu.