L’Islam a hérité de l’Antiquité une vision de l’Empire qui repose à la fois sur l’acceptation de la diversité religieuse et sur la différenciation des populations. La gestion de l’altérité religieuse et le gouvernement des minorités font cependant l’objet d’un effort législatif bien plus important en Islam que dans les traditions politiques perse et byzantine. La mise en place d’un statut juridique des non-musulmans accompagne la formation, puis la consolidation, de l’Empire islamique, mais le processus n’a rien d’immédiat : il ne s’achève qu’au IXe siècle et s’accommode de variantes locales. De plus, les principes légaux, eux-mêmes sujets à débat parmi les juristes, ne préjugent pas de leurs modes d’application par les pouvoirs en place. De sorte qu’il convient de distinguer le statut des populations concernées de leur condition sociale réelle.
Après son installation à Médine en 622, Muhammad a d’abord intégré les puissantes tribus juives locales à la communauté des croyants (umma) tout en reconnaissant leur spécificité religieuse. Le conflit avec ses anciens alliés l’amène à réviser cette position égalitaire et à imposer aux juifs et aux chrétiens d’Arabie des traités d’alliance ou de capitulation qui obéissent aux lois courantes de la guerre à cette époque. Pour garantir de façon pérenne la sécurité de leurs personnes et de leurs biens, ces populations doivent s’engager à obéir au nouveau pouvoir et à payer un tribut, dont la nature et le montant dépendent des conditions de soumission. Cet impôt, nommé jizya, est associé dans le Coran (9, 29) à l’affirmation de la supériorité de l’islam sur les « gens du Livre » (ahl al-kitâb). Par opposition aux polythéistes, pour qui la conversion offre le seul salut possible, les adeptes des religions monothéistes ne sont pas menacés. Certes, il s’agit d’infidèles, mais leur sort ne sera réglé qu’au Jugement dernier et ils sont assimilés à des dhimmis, bénéficiaires d’une « protection » appelée la dhimma. Ce terme venu du lexique contractuel préislamique n’est toutefois employé à leur propos qu’à partir des années 680 et non dans le Coran.
Jusqu’à l’époque où les califes étendent leur emprise de l’Indus aux Pyrénées grâce aux conquêtes (VIIe-VIIIe siècles), il n’existe pas de statut unifié des dhimmis. Les formes d’imposition fiscale, hétérogènes, font l’objet de négociations entre le pouvoir et ses nouveaux sujets. En Arabie, quand les juifs de l’oasis de Khaybar, vaincus après un long siège, livrent la moitié de leurs récoltes chaque année, ceux de Maqna remettent le quart de leur pêche, de leurs dattes et de leur production textile. Les chrétiens arabes des Banû Taghlib, vus comme des alliés, ne s’acquittent que d’une taxe sur le bétail. La jizya, qui deviendra un impôt de capitation souvent fixé à un dinar par personne, ne se différencie que très lentement du kharâj, un prélèvement sur les ressources agricoles qui sera finalement étendu aux convertis. Les recensements pratiqués d’un bout à l’autre de l’Empire montrent toutefois que les califes omeyyades systématisent l’impôt. Le Livre de l’impôt d’Abû Yûsuf témoigne pourtant encore de l’hétérogénéité de la fiscalité à la fin du VIIIe siècle, sous les Abbassides.
Les conquêtes obligent par ailleurs les autorités à faire preuve de pragmatisme. Les pactes établis dans les régions acquises s’enrichissent de nouvelles clauses : rupture du contrat en cas de collaboration avec l’ennemi, préservation des lieux de culte, devoir d’hébergement des représentants de l’État… Étendue aux Zoroastriens d’Iran et à d’autres minorités religieuses, la dhimma bénéficie même aux populations hindouistes, pourtant polythéistes, après l’installation d’une dynastie musulmane en Inde (XIIIe siècle).
Ce sont les juristes de l’époque abbasside qui construisent un corpus cohérent par leur effort de synthèse et de rationalisation de la législation existante. La plupart des ouvrages de droit de l’Islam médiéval n’abordent toutefois la dhimma que dans le cadre de chapitres consacrés à d’autres thèmes. Au contraire, le traité du Damascène Ibn Qayyîm al-Jawziyya, qui se focalise sur le sujet, est rédigé au XIVe siècle dans un contexte de durcissement idéologique à l’égard des non-musulmans. Quant au fameux « pacte d’Umar », avec lequel certains prétendent résumer l’attitude islamique vis à vis des autres religions (v. « La » dhimmitude » en débat), il s’agit d’une lecture assez rigoriste du statut de la dhimma, faussement attribué au prestigieux calife des premiers temps (634-644). Sa datation n’est pas établie, mais il ne fait que rassembler des dispositions présentes dans le droit abbasside des VIIIe-IXe siècles. Il en existe des versions nombreuses et contradictoires, dont la plus célèbre, destinée à servir de modèle aux gouvernants, est mise en avant par le juriste andalou al-Turtûshî, installé à Alexandrie au début du XIIe siècle. C’est d’ailleurs à partir de l’ère des croisades que ce pseudo-traité commence à servir de référence aux souverains.
Outre les points déjà évoqués, le statut des dhimmis comporte des droits et des restrictions. Les non-musulmans conservent leurs institutions religieuses ainsi qu’une certaine autonomie juridique. Cette tolérance religieuse est limitée par l’interdiction de construire de nouveaux lieux de culte. Certes, il n’est pas rare que le pouvoir ferme l’œil mais il peut aussi saisir cet argument pour détruire des bâtiments. Le prosélytisme est condamné et certains juristes réprouvent aussi l’usage des cloches et des cérémonies trop voyantes. En matière judiciaire, la justice islamique s’empare de toutes les affaires impliquant un musulman et des requêtes adressées par des dhimmis. Enfin, l’impossibilité pour les dhimmis d’épouser une femme musulmane garantit l’accroissement du groupe des musulmans, autorisés à prendre une femme juive ou chrétienne, dont les enfants sont alors rattachés légalement à l’islam.
Au-delà de ce socle, certains juristes prétendent contrôler une société qui se caractérise pourtant, au Proche-Orient, par l’enchevêtrement des communautés. Pour eux, il faut éviter au maximum les relations avec les non-musulmans qui risquent d’altérer la pureté du croyant. Le risque de souillure par le vin ou le porc, voire par les vêtements du dhimmi pour les plus sourcilleux, est parfois évoqué. Au nom de cette nécessaire différenciation, on préconise le port d’habits ou d’insignes distinctifs, en particulier le zunnâr, une ceinture de couleur voyante que certains souverains, des Abbassides aux Mamlouks d’Égypte, tentent d’imposer sans grand succès. L’interdiction du port d’armes, de monter à cheval, de se construire une maison plus haute, d’exercer des charges publiques ou de pratiquer la médecine sur les musulmans : ces mesures font en général long feu. Elles traduisent aussi la crispation d’une partie de la société face au prestige social de certains notables dhimmis. Ces préconisations n’ont d’ailleurs force de loi que si le pouvoir le décide.
La dhimma n’est donc pas un statut égalitaire, mais elle a protégé l’existence des non-musulmans jusqu’aux grandes réformes de l’Empire ottoman, qui leur octroie la citoyenneté au XIXe siècle. Cette protection n’a jamais été remise en cause, sauf par les Almohades au XIIe siècle (v. La politique religieuse des Almohades).