L’Hégire (622) marque un temps nouveau dans la biographie du fondateur de l’Islam. Après une première période de prêches contre les idoles vénérées à La Mecque, et face aux persécutions que subissent les premiers musulmans, Muhammad reçoit la révélation qui l’autorise à combattre ses ennemis (sourate 2, verset 217). Depuis Médine, Muhammad et ses Compagnons participent à près d’une centaine d’expéditions militaires (ghazwa, pl. ghazawât), dont certaines sont restées jusqu’à aujourd’hui comme de grands moments de la mémoire collective des débuts de l’Islam. Il faut cependant garder à l’esprit que ces récits (appelés akhbâr ou hadiths) relèvent largement de constructions littéraires tardives. En effet, les premiers textes biographiques sur la vie du Prophète n’ont été mis par écrit qu’à des époques postérieures à sa mort, suivant le long processus de la formation de la Tradition islamique qui s’étend du règne du calife omeyyade Abd al-Malik (r. 685-705), à la rédaction des textes canoniques de l’Islam au IXe siècle. Ainsi, ces textes nous renseignent souvent bien plus sur l’époque de leurs rédacteurs que sur la vie du Prophète et les origines supposées de l’Islam.
Le témoignage des sources chrétiennes de la conquête
Dès la fin des années 630, les sources chrétiennes font mention des « Arabes de Muhammad », des hommes venus d’Arabie pour conquérir le Proche-Orient. Ces témoignages présentent alternativement Muhammad comme le chef d’une bande de maraudeurs (Doctrina Jacobi), ou comme un sage législateur qui tente de canaliser l’énergie d’un peuple avide de butin (Chronique de Zuqnin). Ponctuellement, les chroniqueurs chrétiens lui attribuent un double discours eschatologique et militaire. Reprenant l’image biblique de la Terre de Canaan associée à la Palestine, Muhammad promet l’accès au paradis à ceux qui, au nom de l’Islam, seront faits martyrs au combat (Coran, Jean Damascène). Ces récits doivent néanmoins être analysés au prisme de l’expérience des auteurs, qui écrivent au moment des conquêtes ou transmettent des textes de leurs prédécesseurs, et dont nous n’avons reçu que des extraits très fragmentaires.
Entre historiographie militaire et droit de la guerre : la collecte des premières traditions prophétiques
Selon l’historiographie allemande, un premier effort de collecte des traditions prophétiques est réalisé à la cour des Omeyyades de Damas sous l’impulsion du calife Abd al-Malik et du traditionniste Urwa b. al-Zubayr (mort en 713). Parmi ces récits, on retrouve le squelette narratif et peu détaillé des grandes batailles menées par Muhammad : Badr, Uhud ou la conquête de La Mecque, ainsi qu’un assez long récit du traité d’al-Hudaybiyya qui fonde la conception islamique de l’umma, la communauté des musulmans. Après l’épisode de la deuxième guerre civile ou fitna (680-692), durant laquelle les Omeyyades et les partisans d’Abd Allah ibn al-Zubayr ont chacun revendiqué l’héritage politique de Muhammad, le pouvoir califal entend chapeauter l’écriture de l’histoire des origines de l’Islam à son profit et les premiers récits des expéditions militaires du Prophète sont rédigés sous son patronage. Cet effort se prolonge dans la littérature juridique sous le règne de son fils Hishâm (r. 724-743). Alors qu’un second mouvement de conquêtes s’étend aux marges de l’Empire, le califat omeyyade tente de normer plus strictement les pratiques de la guerre. Des kutub al-jihad – des textes qui encadrent légalement la pratique du jihad – sont rédigés et prennent majoritairement appui sur les hadith-s du Prophète. Lors d’anecdotes qui prennent place lors des grandes expéditions de l’histoire des débuts de l’Islam – Badr, Uhud et la bataille du Fossé (al-Khandaq) notamment – Muhammad interdit à ses hommes de s’attaquer aux femmes et aux enfants, punit gravement tout soldat qui s’approprie des parts du butin avant la redistribution par le chef de l’expédition et l’établissement du quint (khums) qui revient à l’imam, ou légifère sur la redistribution des biens fonciers telles les palmeraies. Dans ces textes, l’autorité de Muhammad sert de fondement à l’établissement de cas de jurisprudence qui norment les pratiques de la guerre.
La canonisation de l’image guerrière du Prophète Muhammad au IXe siècle
Jusqu’à la fin de l’époque omeyyade, les traditionnistes musulmans ont pour habitude de compiler de pair les récits des expéditions de Muhammad et les conquêtes de ses successeurs et des premiers califes. Ces compilations, aussi nommées kutub al-maghâzî, établissent la liste des expéditions et de leurs participants, ainsi que diverses anecdotes. Le traditionniste Ibn Shihâb al-Zuhrî (m. 741-2) est connu pour avoir compilé un grand nombre de traditions prophétiques et encouragé un mouvement de recentrement de cette littérature autour du personnage de Muhammad. Les traditionnistes de l’époque abbasside tels Ibn Ishâq (m. 767), Ibn Hishâm (m. 828 ou 833) – auteur de la Sîra, biographie fondée sur l’œuvre du précédent –, al-Wâqidî (m. 823) et son élève Ibn Saʿd (m. 845), et même al-Tabarî (m. 923) reprennent une grande partie du matériau transmis par al-Zuhrî et prolongent son œuvre. Les expéditions de Muhammad sont présentées comme de véritables exploits militaires et sa biographie prend la forme d’une épopée, rédigée sous le patronage des califes abbassides. Dans ces textes, Muhammad réalise des miracles guerriers sur le champ de bataille. Le Prophète dispose d’une force surhumaine et invoque le secours des anges à Badr, expose ses pouvoirs thaumaturgiques en guérissant les musulmans blessés à Uhud ou prédit la conquête du Proche-Orient et la victoire future contre les Byzantins lors de la préparation de la bataille du Fossé. Les débats théologiques avec le christianisme, le développement d’un culte envers la personnalité de Muhammad et l’enlisement du conflit contre l’Empire byzantin à partir du règne de Hârûn al-Rashîd (m. 809) servent de contextes à la rédaction de ces récits. À la fin de la première moitié du IXe siècle, les traditionnistes musulmans intègrent de courts chapitres spécifiquement dédiés à la description des qualités guerrières de Muhammad. Ces chapitres prennent la forme de listes où ses qualités physiques et morales (force, ruse, courage) sont vantées, et ses armes (cottes de mailles, boucliers, célèbre épée magique à deux pointes Dhu al-Faqâr transmise à Alî ibn Abi Tâlib selon la Sîra) sont révérées comme de potentielles reliques. Plus tard, les compilateurs des grands ouvrages de hadiths comme al-Bukhârî (m. 870) et Muslim (m. 875), ainsi que les auteurs de biographies des siècles suivants comme Ibn Kathîr (m. 1373) reprennent abondamment l’image guerrière du Prophète Muhammad, telle qu’elle a été formulée par les traditionnistes du IXe siècle.
L’image guerrière du Prophète Muhammad : un terreau fertile pour les idéologies contemporaines du monde arabe (XXe-XXIe siècle)
À mesure que la sunna du Prophète prenait une place omniprésente dans la Tradition islamique, les récits biographiques du Prophète Muhammad mis à l’écrit à l’époque abbasside ont obtenu un statut canonique aux siècles suivants. Cette littérature classique forme la matrice des représentations prophétiques jusqu’à aujourd’hui. Au XXe siècle, les nationalismes arabes reprennent à leur compte l’image guerrière du Prophète, pour en faire une figure unificatrice contre la colonisation et au service des nouvelles doctrines socialistes. Dans son discours « À la mémoire un Prophète arabe » en 1943, Michel Aflak, un des fondateurs du parti Baath (Renaissance) à Damas issu d’une famille chrétienne orthodoxe, voit dans la personnalité du Prophète Muhammad et ses exploits militaires l’événement fondateur de la nation arabe. Dans l’Égypte des années 1950-60, le penseur du djihadisme révolutionnaire et allié des frères musulmans Sayyid Qutb (m. 1966) alimente ses discours contre l’Occident en prenant pour base de son discours la lutte du Prophète contre les Qurayshites. Plus récemment, l’État islamique a repris à son compte ces représentations en faisant usage du drapeau noir des Abbassides, symbole du retour au pouvoir de la famille du Prophète par la branche de son oncle ʿAbbâs après l’épisode d’usurpation des Omeyyades. Dans sa lutte contre les États modernes jugés corrompus, Daesh revendique ainsi l’héritage politique et militaire de Muhammad et un retour à l’âge d’or mythique des origines de l’Islam.