La communauté alaouite de Syrie a été projetée sous les feux de l’actualité à l’occasion des dramatiques événements qui secouent le pays depuis 2011 : stigmatisée par certains, en tant que communauté au pouvoir (car c’est d’elle que sont issus le président de la République, Bachar al-Assad, et nombre de dirigeants actuels), elle s’est retrouvée victimisée par d’autres, parce que ses membres appartiennent à la communauté du pouvoir, dont ils seraient non pas tant les complices que les otages. La vérité doit se situer quelque part entre les deux. L’expression trop souvent entendue ou lue dans les médias de « régime alaouite » témoigne d’un amalgame trompeur entre un groupe humain et un pouvoir qui en serait en quelque sorte l’émanation. Elle masque une réalité plus complexe, celle d’une communauté qui, comme toute autre, est riche d’une longue histoire et traversée par des clivages plus ou moins visibles et durables, par des hiérarchies mouvantes et par toutes sortes de rapports d’influence, de clientèle ou de rivalité.
De l’Empire ottoman au Mandat français : un début d’émancipation
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, quelques notables alaouites, au gré d’une conjoncture politique et économique favorable, commencèrent à jouer un rôle dans la vie de la région, mais il n’en reste pas moins que dans leur immense majorité, les alaouites restaient des paysans soumis à un régime quasi-féodal. Au XIXe siècle, l’affaiblissement de l’Empire ottoman et l’occupation égyptienne (1831-1841) contribuèrent à plonger la région dans l’anarchie, en une succession de révoltes sévèrement réprimées. Ce n’est qu’à la fin du siècle et au début du suivant que l’Empire ottoman, sous le règne du sultan Abdülhamid II (1876-1909), dans le but de contrecarrer l’influence grandissante de la France et, dans une moindre mesure, de la Grande-Bretagne et de la Russie, consentit de réels efforts pour intégrer les alaouites au tissu social, économique et politique de la région, permettant l’émergence de personnalités de premier plan comme Husayn Mayhoub Harfouch (1892-1959) et Sulayman al-Ahmad (1869-1942), qui s’illustrèrent par la création de nombreuses écoles et la promotion d’une éducation moderne.
Si le début du Mandat français (1920-1946) fut marqué par la révolte du cheikh Saleh al-Ali (1884-1950), finalement vaincu en 1922, c’est néanmoins à celui-ci que les alaouites doivent leur première véritable occasion de s’émanciper. En effet, la politique française visait à favoriser les minorités, chrétienne bien sûr, mais aussi druze et alaouite, pour contrecarrer et affaiblir la majorité sunnite et, ce faisant, les nationalistes arabes. Les Français s’essayèrent d’abord à la création d’une fédération d’États indépendants : un État alaouite fut créé en 1920 en même temps que l’État du Grand-Liban (Liban actuel), l’État de Damas et l’État d’Alep. Deux ans plus tard, en 1922, fut créé l’État druze, tandis qu’était décrétée l’autonomie du Sandjak d’Alexandrette, actuel Hatay turc. Cependant, ils durent finalement, sous la pression des nationalistes, accepter, en 1936, l’idée de l’unité de la Syrie. Parmi les alaouites, le débat fit rage à l’époque entre les partisans du rattachement à la Syrie et ceux qui prônaient la création d’un État indépendant, sans qu’il soit possible d’évaluer avec précision l’équilibre des forces en présence. Nombreux furent à l’époque les alaouites qui intégrèrent l’Armée française du Levant. En 1945, ils en constituaient près du tiers.
Les alaouites dans la Syrie indépendante : une intégration inachevée
Après l’indépendance (1946), le début d’intégration des alaouites (et des druzes) fut classé sans suite. Sous prétexte d’abolir le système de représentation confessionnelle au Parlement, ce qui fut formellement fait en 1953, l’État ne fit qu’entériner la domination de la confession majoritaire et l’emprise sur la vie politique d’une cinquantaine de grandes familles, essentiellement sunnites, dans un système où la concurrence se limitait à l’ancestrale rivalité entre les Damascènes du Bloc national et les Alépins du Parti du peuple. Rien ne fut fait pour laïciser la vie sociale et politique. C’est d’ailleurs seulement sous la pression des chrétiens que le projet de stipuler dans la constitution que l’islam était religion d’État fut abandonné au profit d’un article, toujours en vigueur aujourd’hui, précisant que l’islam est la religion du chef de l’État, ce qui, de fait, exclue l’accession d’un chrétien à cette fonction… Rien ne fut fait non plus pour redistribuer les terres. Au contraire, les grands propriétaires terriens continuèrent de mater avec la plus grande violence des révoltes paysannes sporadiques. Enfin, les mouvements de revendication druze et alaouite connurent le même sort, les deux communautés étant jugées coupables de collaboration avec les autorités mandataires.
Le destin de Sulayman Mourchid en fournit une bonne illustration. Né en 1907 dans une famille très modeste du village de Jawbat Bourghal, il eut, dès l’âge de seize ans, des visions messianiques qui lui valurent très vite une grande popularité dans la montagne, à tel point que se constitua autour de lui un groupe indépendant au sein de la communauté alaouite, sous le nom tout sauf anodin de Ghasâsina (Ghassanides), groupe qui existe toujours et est aujourd’hui connu sous le nom de mourchidiyya. Bénéficiant de la bienveillance des autorités mandataires, il devint vite l’un des hommes les plus puissants de la région. Membre du Conseil représentatif de l’État alaouite en 1936, il devint l’année suivante député du Parlement syrien. On lui reprocha plus tard d’avoir créé un véritable État dans l’État, mais il s’avère qu’il ne menaçait pas tant l’unité du jeune État syrien que les privilèges des grands propriétaires terriens de la région. Peu de temps après l’indépendance, il fut arrêté avec une centaine de ses partisans et pendu sur la place publique en décembre 1946.
Les chemins du pouvoir
La suite est bien connue : ces deux leviers que sont l’armée et les partis politiques de gauche permirent aux minoritaires de conquérir le pouvoir, puis aux alaouites de le monopoliser. Contrairement aux minoritaires pour qui l’armée constituait un vrai « ascenseur social », les riches sunnites arabes, en général de grands propriétaires terriens, commirent l’erreur historique de négliger la hiérarchie militaire. Dès 1955, 65% des sous-officiers étaient alaouites et le Comité militaire chargé du recrutement dans les Académies militaires était dominé par les alaouites. Quant au parti Baath, son pouvoir d’attraction était grand : sa doctrine nationaliste arabe, laïque et socialiste était à même de mobiliser les minoritaires. Le 8 mars 1963, un coup d’État porta au pouvoir un groupe d’officiers baathistes ismaéliens, druzes et alaouites. Ces derniers éliminèrent progressivement les ismaéliens et les druzes. Salah Jadid dirigea ensuite le pays de 1966 à 1970, puis fut renversé par Hafez al-Assad, qui devint en 1971 le premier président alaouite de la République arabe syrienne. Il le resta jusqu’à sa mort en 2000, cédant alors la place à son fils, Bachar, qui gouverne depuis aux destinées du pays.
Pour en savoir plus
Paoli, Bruno, « Les alaouites du Proche-Orient dans l’histoire du Proche-Orient moderne : une intégration inachevée », Confluences Méditerranée, n°105 (été 2018), p. 65-77.
Winter, Stephan, A History of the ‘Alawis. From Medieval Aleppo to the Turkish Republic, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2016.