Source : Ibn Battûta (mort en 1368), Voyages et périples, dans Charles-Dominique Paule, Voyageurs arabes, La Pléiade, 1995, p. 439-440.
La plupart des habitants de cette région, dit-il, appartiennent à la secte des nuṣayrīs, qui croient qu’Alî ibn Abî Tâlib est un dieu ; ils ne prient, ni ne sont circoncis, ni ne jeûnent. Le roi al-Zâhir [Baybars] les avait obligés à construire des mosquées dans leurs villages. Ils ont donc édifié une mosquée dans chaque village, mais loin des habitations ; cependant ils n’y pénètrent pas, ni ne les fréquentent. Souvent leurs troupeaux et leurs bêtes de somme y logent. Parfois, lorsqu’un étranger vient chez eux, il fait halte dans la mosquée et appelle à la prière. Ces gens lui disent : »Ne brais pas comme un âne, on va t’apporter ton fourrage ! » Les nuṣayris sont nombreux. On m’a raconté qu’un inconnu arriva dans le pays des nuṣayris et dit être le Mahdî ; les gens accoururent et cet homme leur promit qu’ils deviendraient maîtres du pays ; il partagea donc entre eux la Syrie et désigna la part qui revenait à chacun, puis leur ordonna de se rendre [chacun] dans son royaume. Il leur remettait des feuilles d’olivier et leur disait : « Exhibez-les, car elles sont des sortes d’ordres qui vous confèrent la propriété de ce pays. » Lorsque l’un de ces nuṣayris allait dans la région qui lui avait été attribuée, l’émir le faisait comparaître. Le Nusayri lui disait : « L’imâm mahdî m’a donné ce pays. – Où est ton ordre ? » Alors le Nusayri exhibait les feuilles d’olivier. On le battait et on l’emprisonnait. Ensuite, cet individu leur ordonna de se préparer à combattre les musulmans, en commençant par attaquer la ville de Jabala. Il leur prescrivit de prendre, en guise de sabres, des baguettes de myrte et leur promit qu’elles se muraient en sabres lorsqu’ils combattraient. Ils arrivèrent par surprise dans la ville de Jabala tandis que les habitants célébraient la prière du vendredi. Alors ils entrèrent dans les maisons et violèrent les femmes. Les fidèles se ruèrent hors de la mosquée, prirent leurs armes et les massacrèrent comme ils le voulurent. La nouvelle parvint à Lattaquié et l’émir Bahâdûr Abd Allâh arriva avec ses troupes. On lâcha des pigeons-voyageurs vers Tripoli et l’émir des émirs survint aussi avec son armée. On poursuivit les nuṣayris et on en tua environ vingt mille. Les survivants se retranchèrent dans les montagnes et envoyèrent un message au prince des émirs pour l’informer qu’ils s’engageaient à verser un dinar par tête si le prince voulait bien les épargner. Mais la nouvelle de ces incidents avait été communiquée par pigeons voyageurs à al-Malik al-Nâsir [sultan mamlouk de 1285 à 1341] qui répondit de les passer par le fil de l’épée. Le prince des émirs tâcha de faire revenir le roi sur sa décision, en lui faisant valoir que les nuṣayris étaient ouvriers laboureurs au compte des musulmans et que, donc, si on les supprimait, les musulmans en seraient affaiblis. Alors le roi ordonna de les épargner.
Commentaire
Le voyageur Ibn Battûta (1304-1377), que l’on surnomme parfois le « Marco Polo arabe » en raison de l’étendue exceptionnelle de son périple à travers le monde musulman médiéval et ses confins, visite la Syrie vers 1326 avant de se rendre en pèlerinage à La Mecque. A cette époque, la région est contrôlée par les Mamlouks d’Egypte et leur sert de glacis défensif face à la menace des Ilkhanides, la dynastie mongole qui contrôle l’Irak et le monde iranien. La révolte des paysans alaouites est donc perçue comme un danger intérieur par les gouverneurs au service des Mamlouks, qui partagent par ailleurs avec Ibn Battûta un fort sentiment anti-chiite. Ibn Battûṭa est le seul voyageur arabe médiéval à faire mention des Nousayris, sans que l’on puisse savoir avec certitude s’il a réellement parcouru la montagne. En effet, les informations qu’il rapporte restent très générales et le seul événement précis qu’il évoque, la révolte de 1316, est par ailleurs bien documenté par les historiens arabes. Quoi qu’il en soit, Ibn Battûta décrit la région après qu’elle eut été partiellement pacifiée par les sultans mamlouks. Ce passage contient un certain nombre d’informations importantes. Les Nousayris apparaissent comme une population rurale, paysanne, soumise à un régime féodal. Les villes sont sunnites tandis que les campagnes sont alaouites. Mais la terre ne leur appartient pas, et s’ils la travaillent, c’est pour le compte de propriétaires terriens sunnites. Cet état de choses peut expliquer des révoltes sporadiques, qu’elles soient ou non attisées par un prédicateur ou un prétendu prophète. Surtout, il atteste sans ambiguïté de la présence en nombre, majoritaire, des Nousayris dans la région au milieu du XIVe siècle, et même avant puisque l’émir Baybars, qui régna de 1259 à 1278, y mena une campagne de pacification et y fit construire, dit-on, des mosquées. C’est donc bien entre la fin du Xe siècle et le milieu du XIIIe que s’est opéré l’essentiel du regroupement dans les montagnes côtières, dont le milieu naturel constituait une bonne protection contre la répression du pouvoir central.