DÉFINITIONS ET DÉBUT DU SOUFISME
Il est difficile de définir simplement le soufisme dans la mesure où on rapporte qu’il en existe mille définitions, ce qui est une manière de dire qu’il est, dans son essence, insaisissable ou qu’il est susceptible de se présenter sous des formes multiples, car si la doctrine est une , selon les soufis, ses expressions sont multiples. À défaut de l’aborder à partir des définitions que les soufis ont eux-mêmes donné de ce terme, indiquons ses caractéristiques essentielles. Si on dit communément que le soufisme représente la dimension spirituelle de l’islam, il convient de préciser qu’il s’agit d’une voie ésotérique et initiatique. Ésotérique car elle est ordonnée autour d’une doctrine selon laquelle toute réalité comporte un aspect extérieur (zâhir) et un aspect intérieur, secret ou caché (bâtin). Le soufisme représente alors cette dimension cachée de l’islam, l’esprit, par opposition à la lettre, même si cela ne signifie pas que les soufis négligent la lettre des sources scripturaires. Au contraire, ils considèrent ces deux versants de la révélation comme indissociables. Voie initiatique ensuite, car elle nécessite la présence d’un maître qui transmet l’influx spirituel (baraka) permettant au disciple de cheminer sur une voie qui le conduit progressivement à se détacher des contingences matérielles et de ses propres désirs afin de parvenir à l’extinction de son être et de sa conscience en Dieu. On emploie également l’expression de ‘mystique musulmane’, qui présente une certaine pertinence dans la mesure où il s’agit de parvenir au Monde du mystère (‘âlam al-ghayb), inaccessible par le seul moyen de la raison et des sens, que le Coran distingue du Monde du Témoignage (‘âlam al-shahâda), le monde sensible auquel tous les humains ont accès. Mais dans ses manifestations, le tasawwuf, terme arabe qui désigne le soufisme, diffère assez largement de la mystique chrétienne.
Une autre manière de l’appréhender serait d’en préciser la finalité. En cheminant sur la voie, le soufi cherche à se rapprocher de Dieu, à accéder à sa proximité, en un mot à devenir un saint. Ce qui ne signifie pas qu’il doive produire des miracles, mais seulement qu’il est devenu un ami de Dieu (walî Allâh). Le sens premier de la racine arabe WLY très présente dans le Coran, d’où est tiré le mot walî qui désigne le saint, est celui de proximité d’où dérivent deux familles de signification : être ami, d’une part, et gouverner, prendre en charge ou assister d’autre part. L’une des fonctions du saint étant justement d’assister ses semblables, ce qu’il peut faire efficacement du fait de sa proximité avec Dieu qui le met à l’abri des turpitudes humaines. Le Coran dit (10 : 62) : “Certes les saints (awliyâ’) de Dieu ne sont exposés ni à la crainte ni à l’affliction”.
Le terme tasawwuf n’appartient pas au lexique coranique, et apparut seulement vers le IXe siècle. Toutefois, la quête de Dieu s’est manifestée dès les premiers siècles, d’abord sous la forme de mouvements ascétiques qui, réprouvant l’orientation de l’islam devenu religion d’un pouvoir impérial, prônèrent le renoncement au monde, à ses plaisirs et à ses fastes, et sous des formes de marginalité sociale. L’amour de Dieu était au fondement de cette quête. Ces ancêtres du soufisme s’astreignirent à une ascèse rigoureuse sous ses multiples formes (jeûne, veilles, prières, etc.), rivalisant d’ardeur dans la pratique de mortifications toujours plus intenses. Les rigueurs de cette discipline trouvèrent rapidement leurs limites. Le renoncement au monde n’était pas une fin en soi, mais seulement un moyen permettant une introspection visant la sincérité qui n’était pas affaire de quantité. Les soufis abandonnèrent donc cette marginalité pour vivre dans le monde, parmi les hommes. Dès le IXe siècle, apparaissent des écoles de spiritualité qui présentent de fortes particularités régionales. De Bagdad, Bassora, Nichapour ou Tirmidh, pour ne citer que les centres les plus importants, émergèrent des figures exceptionnelles, comme en ont connu les autres branches des sciences musulmanes à cette époque de mise en place des savoirs. Elles vont donner naissance à des mouvements qui, au fil du temps et des échanges, vont s’unifier dans ce qui devint le soufisme classique. Les contours définitifs en furent fixés à l’époque d’Abû Hâmid al-Ghazâlî (mort en 1111). Ce dernier, lui même soufi mais également juriste et théologien, proposa une synthèse qui conciliait les sciences exotérique (zâhiriyya) et ésotérique (bâtiniyya).
LES ÉLÉMENTS DOCTRINAUX
Le soufisme a trouvé sa place parmi les sciences islamiques en tant que « science des cœurs » ou « science des états spirituels ». Ces appellations indiquent un organe central pour les soufis, aussi vital pour la vie de l’esprit que le cœur physique l’est pour la vie des corps. Elles signalent également son caractère introspectif et la part d’effort personnel qui incombe à l’aspirant (murîd) sur la voie spirituelle. Il est ainsi amené à progresser par étapes au fur et à mesure du nettoyage de ce cœur qui doit être débarrassé de toutes les scories qui l’encombrent afin de devenir tel un miroir parfaitement poli qui réfléchit la lumière divine. Débarrassé des voiles du monde sensible, il accédera au monde suprasensible ou spirituel puis, ensuite au monde divin. Le cheikh al-Akbar Ibn ‘Arabî (mort en 1240), à travers une œuvre foisonnante, a opéré une synthèse inégalée du patrimoine soufi qui orienta de manière décisive ses évolutions postérieures. On retiendra la centralité de la connaissance et de l’amour comme force motrice de la vie spirituelle et la présence de Dieu en toute chose, cette dernière étant synthétisée dans l’expression « unité essentielle de l’Être » (wahdat al-wujûd), qu’il n’a jamais employée lui-même. Cette doctrine invite à réaliser l’union des contraires et à dépasser la dichotomie entre immanence et transcendance. Au niveau métaphysique, la Réalité (haqîqa) muhammadienne et l’Homme universel (al-insân al-kâmil), représentent deux thèmes majeurs de sa pensée mystique. Ses censeurs ne furent pas moins nombreux que ses thuriféraires, lui reprochant d’avoir infléchi vers un soufisme philosophique le soufisme des vertus spirituelles (tasawwuf akhlâqî) qui fut celui des premiers maîtres.
PRATIQUES ET USAGES
Le soufisme, dans sa forme classique, est majoritairement attaché à tous les rites que pratique l’ensemble des croyants musulmans. A ce respect scrupuleux des cinq piliers de l’islam (arkân al-islâm), les soufis ajoutent des pratiques spécifiques par lesquelles ils se distinguent des autres croyants. Le pacte initiatique (bay‘a), pris avec un maître qui se rattache lui-même à un lignage spirituel appelé chaîne initiatique (silsila), remontant généralement jusqu’au Prophète, constitue un rite fondamental du soufisme. Il inscrit l’aspirant dans l’une des très nombreuses confréries (tarîqa, pl. turuq) soufies. Cet engagement se traduit par la récitation quotidienne de litanies (wird, pl. awrâd) propres à la confrérie, que le disciple récite en général matin et soir. Il s’agit le plus souvent de formules de demande de pardon (istighfâr), de prières sur le Prophète, de formules de glorification de Dieu, agrémentées de la récitation de versets du Coran. La récitation de ce wird matérialise le lien qui relie le disciple à son maître.
La transmission d’une formule d’invocation représente une autre modalité de rattachement initiatique. Le port d’un vêtement spécifique la khirqa, vêtement rapiécé symbole de dénuement et de renoncement au monde, fut à certaines époques la marque distinctive permettant d’identifier les soufis dans l’espace social. Il matérialise également le rituel d’initiation, introduisant le disciple dans la voie sous la conduite d’un maître, marquant les débuts d’un compagnonnage (suhba) qui doit le conduire à la réalisation spirituelle (al-fath). La vêture de la khirqa prend aussi d’autres significations, consistant par exemple, pour le maître qui en revêt son disciple, à transférer et transmettre ses états spirituels à son disciple afin de le conduire à la perfection.
Les séances d’audition spirituelle (samâ‘) qui réunissent les disciples autour de chants, récitations de litanies et lectures coraniques représentent l’un des temps forts de la vie des confréries. La danse des Derviches tourneurs, instituée par Jalâl al-Dîn Rûmî (mort en 1273), le maître de la confrérie Mawlawiyya, est un exemple très codifié de ces rituels devenus un spectacle en Occident depuis quelques décennies. Autre temps fort, cette fois dans la vie du disciple, la retraite spirituelle (khalwa), au cours de laquelle, pendant un nombre de jours déterminés, il se consacre à la pratique du dhikr, le plus souvent l’invocation d’un nom divin. Si à l’époque médiévale ces retraites duraient quarante jours, elles dépassent rarement trois jours à notre époque. Ces retraites peuvent se renouveler, en fonction des pratiques de chaque confrérie, et prennent également des formes collectives. D’autres pratiques sont moins formalisées mais n’en revêtent pas moins une grande importance. Sous cette rubrique, mentionnons la visite de la tombe de saints personnages ou la participation à des pèlerinages qui commémorent généralement la naissance ou la mort d’un saint, ou de l’un des maîtres de la chaîne initiatique. Enfin, l’occupation essentielle de l’aspirant soufi n’est pas forcément la plus visible. La pratique des vertus et du bon comportement (adab), qui consiste à se départir de tous les travers de la nature humaine pour les remplacer par des attributs divins (générosité, compassion, miséricorde, etc.), représente un défi de chaque instant.
LE SOUFISME DANS LA CITÉ
Cette description représente un idéal du soufisme qui ne correspond que très partiellement au vécu des confréries, surtout à l’époque contemporaine. Micro-société humaine, la , lieu où se réunissent les adeptes d’une confrérie pour accomplir leurs pratiques, étudier et parfois résider, est un espace confronté à toute la palette des comportements humains, et pas nécessairement les plus nobles : luttes de pouvoir, intrigues, divisions, mimétisme, etc. Elle est chargée d’un fort potentiel symbolique et se retrouve le plus souvent au centre d’enjeux économiques et financiers importants. Il est courant que la succession d’un maître, à sa mort, donne lieu à des conflits violents entre ses héritiers spirituels potentiels.
Au cours des siècles, le soufisme a très largement irrigué les diverses sociétés du monde musulman. Il a modelé ses pratiques et a contribué de manière décisive à la constitution de son patrimoine religieux mais également culturel. Contrairement à des préjugés largement répandus, . Sa vaste littérature, sa poésie, sa musique, les réalisations architecturales qui lui sont imputables (mausolées, écoles, mosquées, etc.) témoignent de son importance et de son rayonnement, à tous les niveaux de la société, y compris parmi les classes dirigeantes et les élites savantes.
Le soufisme a été critiqué et confronté à des contestations qui remontent à ses origines. Elles portent plus sur les pratiques de certains soufis que sur le soufisme, car le terme englobe des courants multiples, dont certains qui se sont affranchis de la loi religieuse. A l’époque contemporaine, les courants salafistes inspirés du wahhabisme et du hanbalisme le combattent principalement à cause du culte des saints et du pouvoir d’intercession (shafâ’a) qui est attribué à ces derniers, et qu’ils récusent, l’interprétant comme une forme (le fait d’associer à Dieu un autre objet de culte). Pourtant, la vitalité du soufisme ne s’est pas démentie ; il reste très actif dans les pays musulmans et s’est propagé dans la plupart des pays occidentaux. Considéré comme tolérant et respectueux de la pluralité des croyances, il est présenté de nos jours comme une alternative aux courants islamistes, ce qui l’expose à être instrumentalisé par les pouvoirs politiques. Le soufisme n’échappe pas aux questionnements qu’impose la modernité, qui ébranle ses fondements comme ceux de l’islam en général.
Pour aller plus loin :
Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî (937-1021), Les voies des Hommes sincères parmi les Soufis, trad. J.-J. Thibon, in La Règle d’Abraham, n°34, Archè, 2012, 27-64.
Shihâb al-Dîn ‘Umar al-Suhrawardî (m. 1234), ʿAwārif al-maʿārif (Les bienfaits de la gnose), trad. D. Gril, in Les Voies d’Allah, Paris, Fayard, 1996.
Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111), Le Tabernacle des Lumières (Mishkât al-anwâr), trad. R. Deladrière, Paris, Le Seuil, 1981.