Le soufisme, dit tasawwuf en arabe, représente la branche spirituelle de l’islam, dont les doctrines atteignirent leur maturité au début du 4e/10e siècle pour s’imposer partout dans le monde musulman depuis lors jusqu’à nos jours. Jean-Jacques Thibon propose ci-après, traduits en français, des textes des plus éminentes autorités soufies d’obédience sunnite dont le rôle fut déterminant dans la diffusion du soufisme et son intégration définitive au sein de la religion de l’Islam.

Abû Abd al-Rahmân al-Sulamî (937-1021), Les voies des Hommes sincères parmi les Soufis, trad. J.-J. Thibon, in La Règle d’Abraham, n°34, Archè, 2012, p. 27-64.

Al-Sulamî, auteur prolifique et maître soufi de Nishapour, consacra sa vie à recueillir et à organiser de façon thématique les enseignements des premiers maîtres soufis. Cet opuscule, intitulé Manâhij al-sâdiqîn min al-sûfiyya, est un traité sur les étapes principales de la voie sont traduits 5 paragraphes :

§2 – Ayant constaté que le commun des hommes mentait dans les jugements portés à l’encontre des soufis à cause de l’ignorance dans laquelle ils sont de leurs sciences, de leurs états, de leurs règles de convenance, de leurs vertus et de leurs états spirituels, mais aussi en raison de leur incapacité à appréhender la dureté de leurs exercices spirituels et de leurs efforts ascétiques, j’ai entrepris de réunir quelques données succinctes dans lesquelles je préciserai une partie des doctrines de leurs écoles afin que celui qui les décrie sache que c’est uniquement son incapacité qui est en cause, ce qui doit l’amener à modifier le regard qu’il porte et à considérer qu’ils sont les saints de Dieu, les Purs, étant convaincu qu’ils sont les meilleurs de la communauté, et leurs guides.

§3 – Sache que le soufisme (tasawwuf) est un terme qui réunit la perfection des vertus et des états dans leur totalité. Il a un début, une fin et des étapes. La première chose nécessaire à qui veut y entrer est l’agrément divin afin qu’il prenne conscience de son insouciance coutumière. Cela provoquera un éveil et l’amènera à délaisser la conduite qui était la sienne. Il se détournera de ce qui plaît à l’ego et des exigences de sa nature grossière. Il rompra avec ses mauvaises fréquentations et s’éloignera des lieux dans lesquels il a contrevenu à la Loi divine. Ce retour (vers Dieu) s’appelle repentir, et signifie ramener son âme sur les voies des Hommes de piété. Dieu a dit : « Repentez-vous tous à Dieu, croyants, peut-être réussirez-vous » (Cor. 24, 31). Lorsque son âme s’est soumise à Lui, qu’elle est revenue (vers Dieu), qu’elle s’est affranchie des vices autrefois commis, il peut alors œuvrer à amender son cœur afin qu’il se soumette comme l’a fait précédemment son âme.

§4 – Puis il se mettra en quête d’un imam de la communauté des soufis, un imam qui guide, auprès duquel son cœur sera en paix et dont les justes conseils seront visibles sur ses disciples et ceux qui ont été éduqués par lui. L’intention formulée devra être exempte des mobiles individuels affectant généralement les hommes pour s’en tenir au seul motif qui a guidé ceux qui se sont dirigés vers lui. Car, qui est encore tributaire des exigences de son âme n’accepte pas les indications que lui donne le sage. S’il se rend auprès de lui en s’étant dépouillé de celles-ci, dès lors le sage-médecin, au premier regard, sait la cause de son mal et il peut lui en indiquer le remède. Celui-ci correspond parfaitement au mal à traiter et agit en lui, avec la permission de Dieu, le Très-Haut. Si par contre il va le trouver, toujours enclin à s’en remettre à ses attributs individuels ou rationnels, il perdra son temps car les paroles du sage n’auront aucune prise sur lui et il ne parviendra pas à trouver le droit chemin. […]

§5 – Celui qui accepte des aspirants doit leur enseigner ce qui est indispensable des fondements de la Loi religieuse concernant la purification, la prière, le jeûne, l’aumône légale et le pèlerinage ; puis il l’invitera à l’apprentissage et à l’étude du Livre de Dieu. Ensuite, à gagner sa vie de façon licite et à dépenser le superflu même si cela lui coûte. Puis, il le poussera à délaisser les biens de ce monde et à s’en détourner, pour se tourner vers l’autre monde et les moyens de s’en rapprocher. Il y consacrera tout son temps ne parlant, ne dormant ou ne mangeant qu’avec parcimonie. Il lui conseillera la retraite, l’isolement, le sérieux, la veille nocturne et des pleurs abondants en raison de son passé et du temps dilapidé en pure perte. […]

§7 – Lorsqu’il a réalisé la station du repentir, les scintillements des lumières de l’amour lui apparaissent, car Dieu – que Sa mention soit glorifié – a dit : « Dieu aime ceux qui sont enclins au repentir et Il aime ceux qui se purifient» (Cor. 2, 222). Il aime ceux qui se repentent lorsque leur repentir est vrai et Il aime ceux qui se purifient quand leur purification est totale. Ce scintillement le pousse à redoubler d’efforts et à multiplier les exercices d’ascèse, comme il conforte le cœur dans les actes d’obéissance et les états spirituels, tandis que s’amenuise l’envie de l’âme de contrevenir à la Loi pour satisfaire aux exigences de sa nature. Ainsi, le cœur pousse l’âme à se départir de ses penchants blâmables comme la mesquinerie, l’avarice, la médisance, la calomnie, l’envie, l’orgueil, la haine, l’avidité, l’inimitié, la mauvaise opinion d’autrui, la recherche des jouissances et la poursuite des passions, l’amour de l’éloge et des apparences, le refus de la vérité, le mépris d’autrui en se vantant de les surpasser en piété, la satisfaction complaisante envers les actes d’adoration, en un mot voir les défauts des autres alors qu’on est incapable de percevoir que l’on est affecté des mêmes travers blâmables.

Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 505/1111), Le Tabernacle des Lumières. Mishkât Al-Anwâr, trad. de R. Deladrière, Paris, Le Seuil, 1981, p. 65-6.

Ce petit traité de Ghazālī, expose la corrélation entre le monde d’en haut et le monde d’en bas en s’appuyant sur un passage du Coran qui relate la réflexion d’Abraham confronté à l’idolâtrie et son cheminement vers le monothéisme.

« Le monde visible est donc un point d’appui pour s’élever au monde du Royaume céleste, et le “parcours de la Voie droite” consiste en cette ascension, que l’on peut également exprimer par les mots “Religion” (dîn) et “les étapes de la Bonne Voie” (hudâ). S’il n’y avait pas de correspondance et de liaison entre les deux, la montée de l’un à l’autre serait inconcevable. La Miséricorde divine a fait qu’il y ait une relation d’homologie entre le monde visible et celui du Royaume céleste. En conséquence il n’y a aucune chose du premier qui ne soit un symbole (mithâl) de quelque chose du second.[…] Une chose est le symbole d’une autre si elle la représente en vertu d’une certaine similitude et si elle lui correspond en vertu d’une certaine corrélation. Énumérer ces symboles nécessiterait l’étude exhaustive de tous les êtres se trouvant dans les deux mondes ; les forces de l’homme n’y suffiraient pas […]. Je dirai donc ceci : Il y a dans le monde du Malakût (Royaume céleste) des substances lumineuses, nobles et élevées, auxquelles on donne le nom d’“anges”. C’est à partir de ceux-ci que se répandent les lumières sur les esprits humains, et c’est pourquoi on les appelle ‘seigneurs’, Dieu étant alors le Seigneur des seigneurs. Et leur rang diffère selon les différents degrés de luminosité de leur nature. S’il en est bien ainsi, le soleil, la lune et les étoiles sont, dans le monde visible, exactement les symboles qui leurs conviennent. Celui qui marche dans la voie spirituelle parvient d’abord à un degré qui correspond donc à celui des étoiles. L’éclat de la lumière de ce qui est pour lui comme une étoile se manifeste à lui dans toute sa clarté, et lui révèle que le monde d’en bas est tout entier sous son influence et subit l’éclat de sa lumière. Il se hâte alors de dire, devant la révélation de sa beauté et l’éminence de son rang : « Voici mon Seigneur ». Quand, ensuite, lui apparaît ce qui est au degré supérieur, et qui correspond à celui de la lune, il voit la première lumière comme décliner et se coucher en raison de celle qui la dépasse, et il s’écrie : « Je n’aime pas ceux qui disparaissent ». Il s’élève ainsi jusqu’au degré représenté par le soleil parce que celui-ci est plus grand et plus haut, et parce qu’il lui paraît propre à symboliser ce degré en vertu d’une certaine analogie. Mais l’analogie avec ce qui est imparfait est elle-même une imperfection et elle est vouée à disparaître, elle aussi. C’est pourquoi il déclare :« Je tourne ma face en adorateur exclusif (hanîf), vers Celui qui a créé les cieux et la terre»

Shihâb al-Dîn Omar al-Suhrawardî (m. 1234), Awârif al-maârif (Les bienfaits de la gnose), in Les Voies d’Allah, Paris, Fayard, 1996, trad, D. Gril, p. 549-50.

Suhrawardî fut l’un des fondateurs de la confrérie Suhrawardiyya, soucieuse d’une mystique pondérée visant à établir un équilibre entre la Loi et la Voie. Dans ce manuel, il expose son enseignement, en particulier les règles de conduite à tenir. Cet extrait aborde celles à observer par le maître envers ses compagnons et disciples.

« Le maître sait quelle est l’attention du disciple à écouter ses paroles et la préparation qu’elles opèrent en lui. Une parole du maître est comme une semence qui tombe en terre. Si la semence est mauvaise, elle ne donnera pas de pousse. Une parole se corrompt quand la passion s’y introduit ; aussi le maître s’emploie-t-il à purifier ses propos de toute passion. Il s’en remet à Allâh, lui demande de l’assister pour qu’il s’exprime avec justesse et, enfin, parle. Ses paroles seront alors par Allâh, d’Allâh, pour Allâh. Le maître est sûr (amîn) dans son inspiration au sujet de ses disciples, comme Gabriel, lorsqu’il transmettait la Révélation. Gabriel ne déformait pas la révélation, ni le maître son inspiration.[…] le maître, imitant l’Envoyé intérieurement et extérieurement, ne parle pas lui non plus sous la passion de l’âme. Cette dernière peut s’introduire dans les paroles pour deux raisons : la première qui ne saurait être le fait des maîtres, est de chercher à s’attirer les cœurs et à détourner vers soi les regards. Dans le deuxième cas, l’âme se manifeste par des propos brillants et le contentement de soi. Pour les réalisateurs des vérités essentielles (al-muhaqqiqûn), c’est là une trahison. Dans toutes les paroles qu’il prononce, le maître a une âme apaisée […] En réalité le maître écoute ce qu’Allâh – qu’Il soit glorifié et exalté- lui inspire tout comme ses propres auditeurs. Le cheikh Abû l-Suʿûd Ibn Shibl -Allâh lui fasse miséricorde- parlait avec ses disciples de ce dont il recevait l’inspiration. Il disait : « Je suis de ces propos l’auditeur, comme l’un d’entre vous.»

 

 

 

 

Texte à l'appui

Le soufisme (tasawwuf)

Référence électronique

Jean-Jacques Thibon, Le soufisme (tasawwuf), publié le 19/09/2024
https://comprendrelislam.fr/islam-pluriel/le-soufisme-tasawwuf/