Source : extrait de Jean-Joseph-François Poujoulat, « Visite à Lattaquié », Revue des deux mondes, quatrième série, volume 2, n°2 (1835), p. 238-242.
[…] J’arrive maintenant à ce qui me semble le plus curieux, le plus digne d’attention dans le pays de Laodicée ; je veux parler de la peuplade qui habite les montagnes voisines de cette ville, et qui est connue sous le nom d’Ensyriens, de Nosaïris ou d’Ansariens. Les savans ne connaissent que très imparfaitement la peuplade ansarienne renfermée dans ses montagnes comme dans des forts inaccessibles ou dans des sanctuaires interdits aux profanés. La religion, les mœurs, les coutumes des Ansariens sont encore enveloppées de mystérieuses ombres. Ce que je vais rapporter, c’est le fruit des conjectures les plus probables, le résultat de longues observations faites par les chrétiens du pays ; c’est surtout ce que les gens les plus éclairés de la côte ont pu comprendre par la lecture de quelques livres ansariens qu’un heureux hasard a fait tomber entre leurs mains.
Les Ansariens sont partagés en différentes sectes, parmi lesquelles on compte la secte des adorateurs du soleil, celle des adorateurs de la lune, celle des adorateurs de la femme ; le nombre des villages qu’ils habitent s’élève à plus de sept cents ; ils forment une population d’environ cent mille âmes. Les Ansariens regardent Jésus-Christ et Mahomet comme deux grands prophètes amis de Dieu ; ils ont des fêtes musulmanes et des fêtes chrétiennes ; la Noël, la Pâque, l’Épiphanie, la Pentecôte et la Circoncision, sont célébrées, par deux sectes ansariennes, les Chemelié et les Clésié ; les autres sectes ne célèbrent que la solennité de Noël.
[…] Les Ansariens Kadmousié, ceux qui rendent à la femme un culte particulier, ont une étrange et odieuse cérémonie qui prouve jusqu’à quelles aberrations l’esprit de l’homme peut descendre. Durant la nuit du premier jour de l’an, les hommes de chaque village s’enferment dans une maison et murmurent dévotement une prière à la lueur de quelques flambeaux ; quand la prière est achevée, on éteint les flambeaux, et la porte s’ouvre pour laisser entrer confusément les femmes et les jeunes filles du village. Au milieu des ténèbres, chaque homme se saisit de la première femme que le hasard lui donne, et dans cet affreux désordre, peut-être arrive-t-il que le frère rencontre la sœur, et le fils la mère. Cette fête si révoltante se nomme boc-bèche (fête d’empoignement).
[…] Les doctrines des Ansariens sont un mélange informe de toutes les doctrines d’Orient ; chacune des pages qui composent leur évangile est empruntée à des évangiles divers, et toutes ces pages sont souillées ou défigurées. Parmi les peuples orientaux, il en est qui ne sont plus aujourd’hui que des ruines, et la croyance à leur résurrection politique ne serait qu’un rêve. Il en est d’autres qui n’ont point encore vécu de la vie des nations, et qui se sont arrêtés dans la grossière ignorance d’une enfance de plusieurs siècles : de ce nombre sont les Ansariens; qui nous dira leur future destinée? Leur existence ne sera-t-elle jamais meilleure ? L’avenir ne leur réserve-t-il aucune lumière ? Y a-t-il des peuples condamnés à ne point connaître la vérité, semblables à ces nations hyperboréennes, dont nous parlent les poètes, qui ne verront jamais le soleil ?
Commentaire
Poujoulat (1808-1880), historien, journaliste et homme politique français, fut employé en 1828 par Joseph-François Michaud à la rédaction de la Bibliothèque des Croisades. En 1830, il l’accompagna lors de son voyage en Grèce et en Palestine mais rentra seul par la Syrie. C’est de cette visite qu’il tira l’article dont est tiré l’extrait choisi. Il y colporte les informations mensongères ou déformées que lui ont transmis, comme à d’autres voyageurs occidentaux, des Syriens de confession chrétienne ou musulmane le plus souvent mal informés ou malintentionnés.