Dans les Indes néerlandaises, l’entrée en politique d’un islam militant se fit dans le sillage de mobilisations communautaires portées par des groupes (sino-indonésiens, arabes, cadets de la noblesse javanaise,…) plus désireux de s’élever au sein de l’ordre colonial que de le contester. Le Sarekat Dagang Islam (Union des marchands musulmans), fondé à Yogyakarta en 1911, avait ainsi pour but initial de promouvoir les intérêts des commerçants de batik, fleuron de l’industrie textile javanaise. Mais, très rapidement la rencontre de ces intérêts corporatistes avec les réseaux du réformisme musulman – un mouvement né en Égypte et en Inde dans les dernières décennies du XIXe siècle et souhaitant une réinterprétation des principes fondamentaux de l’islam afin de pouvoir les concilier avec la modernité européenne – conféra à cette mobilisation une ampleur inédite. L’alliance avec la Muhammadiyah, l’autre grande organisation réformiste de l’islam indonésien, dotée d’un important réseau de mosquées, d’écoles et d’associations de bienfaisance, permit à ce simple syndicat de marchands de devenir le fer de lance du nationalisme musulman. Devenu Sarekat Islam (Union musulmane), il étendit son influence à une grande partie de l’Archipel. Profitant du développement d’un enseignement colonial ouvert aux indigènes, les futurs cadres de ce mouvement se forgèrent une culture politique dans laquelle les auteurs et les valeurs de l’humanisme européen tenaient une place essentielle : l’une des spécificités de l’islam politique indonésien des années 1940 et 1950 est d’avoir, plus qu’ailleurs dans le monde musulman, reposé sur un groupe de militants éduqués à l’occidentale. Cette particularité explique qu’après la proclamation de l’indépendance, en 1945, l’Indonésie fut le lieu d’une expérience islamiste originale, fondée sur une véritable adhésion à une démocratie parlementaire ouverte. Ce projet démocrate musulman, inédit par son audace et son ampleur fut porté par le parti Masyumi (premier parti d’Indonésie et sans doute plus grand parti islamique du monde à l’époque), principale force de gouvernement dans les années 1950. Caractérisé par une désacralisation pragmatique du lien entre religion et politique dans l’exercice du pouvoir et par une quasi-sécularisation de son programme (voir le texte à l’appui) le Masyumi bénéficia du soutien constant des représentants des minorités chrétiennes. Il endossa la spiritualité très inclusive proclamée par le premier des cinq principes de l’idéologie de la République d’Indonésie (Pancasila) qui, à travers la « croyance en un Dieu unique » permit la reconnaissance à parts égales de six religions (voir le texte à l’appui).
Le Masyumi se heurta toutefois à la dérive autoritaire du président Soekarno (président entre 1945 et 1967) qui, en 1960, en ordonna la dissolution. Il avait été l’un des rares partis à s’être vigoureusement opposé à l’abandon de la démocratie parlementaire et l’emprisonnement de la plupart de ses dirigeants. En 1965, l’armée s’empara du pouvoir pour contrer l’influence grandissante du parti communiste. Pour autant, le Masyumi ne fut pas autorisé à reprendre ses activités : l’Ordre nouveau du général Soeharto (président de 1967 à 1998) n’entendait pas laisser le champ libre à une force politique reposant sur deux piliers qui faisaient gravement défaut au nouveau régime, à savoir l’islam et la démocratie. Menacés d’un retour en prison s’ils persistaient à vouloir refonder leur parti, les anciens leaders du Masyumi durent abandonner la politique et assistèrent, impuissants, à la création d’un nouveau parti musulman (le parti de l’Unité et du développement, PPP) entièrement contrôlé par le pouvoir. Marginalisés, certains d’entre eux firent une relecture très critique des comportements collectifs de leurs compatriotes depuis l’indépendance et conclurent à la nécessité d’une réislamisation en profondeur de l’Indonésie qui s’accompagna d’un raidissement idéologique. Privés d’accès au champ politique, ils fondèrent en 1967 le Conseil de prédication de l’Islam indonésien (DDII) qui diffusa une version beaucoup plus rigoriste de leurs idées. Grâce à cette organisation, l’Indonésie devint le réceptacle de la propagande wahhabite, généreusement dispensée par les fondations religieuses saoudiennes qui financèrent des réseaux semi-clandestins inspirés par les Frères musulmans.
A partir du milieu des années 1980, la position de la dictature à l’égard de l’islam militant changea du tout au tout. Se sentant menacé par le mécontentement d’une large partie de l’armée à l’égard de la mainmise croissante de ses proches sur l’économie du pays, le président Suharto voulut s’appuyer sur le renouveau islamique du pays pour rééquilibrer son régime. La création, en 1990, de l’Association des intellectuels musulmans indonésiens (ICMI), symbolisa ce curieux attelage réunissant les ennemis d’hier qui accompagna l’Ordre nouveau jusque dans ses derniers soubresauts. La nouvelle organisation islamique étendit son influence au cœur du pouvoir et Suharto remplaça la plupart des militaires critiques à l’égard de cette instrumentalisation de l’islam. Le rôle trouble du général Prabowo Subianto, gendre du président et dirigeant officieux du mouvement islamiste radical KISDI (Comité de solidarité islamique internationale), symbolisa bientôt les agissements de cette génération de militaires qui, attisant les conflits inter-religieux dans l’Archipel des années 1990, voulurent préserver à l’armée un rôle de premier plan alors que le régime déclinait. Face à cette alliance, un front hétéroclite, rassemblant responsables musulmans progressistes et activistes sociaux et politiques se forma sous la direction d’Abdurrahman Wahid, dirigeant de la grande organisation musulmane traditionnaliste Nahdlatul Ulama. Défendant un islam contextualisé, adapté au terroir pluri-religieux indonésien, il lutta à la fois contre la dictature et contre les courants musulmans radicaux.
La chute de Suharto, en mai 1998, inaugura un nouveau chapitre dans l’histoire des relations entre islam et démocratie. Depuis cette date, l’engagement musulman a été marqué par plusieurs évolutions, en partie divergentes, avec, comme arrière-plan, le renouveau et l’extériorisation croissante du religieux à l’œuvre depuis les années 1980. Avec le retour de la démocratie, l’éventail des mobilisations politiques s’est largement ouvert. L’islam indonésien est solidement implanté sur la scène politique mais la multiplicité des organisations s’en réclamant a invalidé l’idée d’une réponse islamique univoque. Cinq partis se réclamant de l’islam, aux programmes très différents, concourent à chaque élection. Cette multiplicité de l’offre musulmane n’a pas empêché un tassement de cet islam politique (passé de près de 37% des suffrages à environ 30% depuis 2009) et par la montée, en son sein, des partis progressistes au détriment des plus conservateurs. L’ouverture très large de la scène politique aux partis musulmans a donc contribué à la dispersion et à la dilution de leur message. De plus la « normalisation corruptrice » du Parti de la justice et de la prospérité (PKS, seul parti musulman indonésien lié aux Frères musulmans, dont le nom rappelle celui de l’AKP turc, “ parti de la justice et du développement “, également lié aux Frères) dont les dirigeants ont cherché, à l’instar d’une grande partie de la classe politique, à convertir leur participation au gouvernement en avantages de toutes sortes a sonné le glas du mythe d’une exception islamiste en ce domaine. Enfin et surtout la récupération par la plupart des partis séculiers de certains des thèmes du mieux-disant islamique a achevé de brouiller les frontières idéologico-religieuses indonésiennes. Contribuant à l’expression d’une piété et parfois d’une intolérance de plus en plus démonstrative dans le champ politique, la démocratie a aussi permis à l’Indonésie, par l’expression d’un progressisme islamique remarquable, de sortir d’un face à face mortifère entre sécularisation et État islamique au profit du nationalisme religieux ouvert du Pancasila toujours solidement ancré dans le pays.