Selon la Tradition musulmane sunnite, le Coran, parole de Dieu révélée à Muhammad (m. 632), aurait grosso modo parcouru quatre étapes progressives de constitution avant d’être quasiment fixé. Tout d’abord, il aurait été mis par écrit intégralement du vivant du Prophète, mais de manière éparse, sur différents supports. Sous le califat d’Abû Bakr (m. 634), le texte coranique aurait été inscrit sur des feuillets (suhuf pluriel de sahîfa) et légué à son successeur le calife Umar (m. 644). Une deuxième mise par écrit aurait été effectuée par le troisième calife Uthmân (m. 656) pour mettre fin aux divergences de récitation dues aux différentes lectures possibles de l’écriture arabe primitive. Après l’achèvement de cette version officielle, qu’on appelle la « vulgate uthmânienne », le calife en aurait fait plusieurs copies (masâhif) qui auraient été envoyées vers les principales métropoles de l’empire musulman naissant. Enfin, sous le calife omeyyade Abd al-Malik (m. 705), le texte coranique aurait subi une réforme d’ordre orthographique. On aurait ainsi ajouté ou supprimé des lettres dans le but de préciser le texte et d’éviter toute confusion. En revanche, dans la Tradition chiite primitive mais également classique, ces transformations ont été interprétées comme une falsification du texte coranique par le calife omeyyade.
Les études historiques, philologiques et codicologiques qui traitent des origines du Coran et de son contexte d’élaboration, apportent quelques nuances au récit de la Tradition, tout en mettant en évidence ses contradictions et ses incohérences. Ces études remettent en cause l’idée selon laquelle le Coran originel était uniforme. Contrairement à ce que l’orthodoxie sunnite professe, à savoir que les variantes de lectures du Coran (qirâ’ât) seraient le fruit d’une révélation divine, une autre tradition soutient que ces variantes auraient une origine remontant au Prophète lui-même qui, dans un souci de clarté, aurait autorisé ses compagnons à réciter le texte révélé en fonction du sens (bi-l-maʿnâ) et non de la lettre. Ces différentes variantes reflèteraient le sens du fameux hadith rapporté par les traditionnistes al-Bukhârî (m. 870) et Muslim (m. 875) : « Le Coran fut révélé selon sept formes ou façons (ahruf)… ». Ces différentes façons suggèrent que le texte coranique originel était multiforme. Elles résulteraient d’une transmission orale du Coran fondée sur son sens et non sur sa lettre. Cela expliquerait en partie la prolifération des variantes de lecture qui sont principalement d’ordre phonétique et/ou graphique mais concernent aussi l’ordre des mots. Ce mode de transmission fondé sur le sens était naturellement pratiqué par les premières générations de musulmans et défendu par de grands savants tels al-Zuhrî (m. 742), Abû Hanîfa (m. 767) et al-Shâfiî (m. 820), bien que l’aspect multiforme du texte semble contredire son caractère révélé.
Nombre d’exemples montrent que la fixation du Coran et la sélection de ses variantes de lecture ont de facto exclu les versions qui différaient de la vulgate établie par le calife Uthmân. En témoigne la version d’Ibn Masʿûd (m. 652), compagnon du Prophète qui aurait directement appris de ce dernier environ 70 sourates : elle a été écartée de la collecte du Coran. L’existence de plusieurs versions du Coran autorise à s’interroger sur la nature même de ce texte afin de mieux cerner le processus et le contexte de sa fixation. Selon al-Zarkashî (m. 1392), un débat intense a agité la communauté musulmane afin de déterminer si le Coran et ses variantes de lecture formaient une seule et même réalité (haqîqa) ou bien deux réalités distinctes. De ce débat découle la question épineuse de la nature du Coran : est-il créé ou incréé ?
Les différentes variantes de lecture ont été sélectionnées et systématisées entre Xe et XVe siècle : les sept premières ont été retenues par Ibn Mujâhid (m. 936) puis trois autres par Ibn al-Jazarî (m. 1430). En réalité, les variantes de lecture sont bien plus complexes et nombreuses que les dix retenues. Il s’agirait plutôt d’un millier de micro-systèmes de lecture qui auraient été une sorte de « base de données » pour la sélection d’Ibn al-Jazarî.
Les études récentes des manuscrits coraniques anciens ont relevé une disparité entre ce que rapportent les traités des qirâ’ât et les données empiriques récoltées par l’étude de ces manuscrits. On y retrouve à titre d’exemple des variantes de lecture antérieures à la période de fixation du texte coranique. La sélection tardive de ces variantes s’est opérée sur des critères opaques, principalement en fonction du caractère connu (al-shuhra) et répandu (muntashara) de celles-ci. En effet, pour accepter des variantes de lectures, les savants musulmans se sont appuyés sur trois conditions :
- Pour être retenue, une variante de lecture doit être conforme aux règles syntaxiques et grammaticales de l’arabe. C’est en soi un paradoxe puisque le Coran est antérieur à la phase de codification de la langue arabe. Sur un plan méthodologique, on ne peut pas soumettre un texte à des règles grammaticales qui ont été élaborées après lui.
- Une variante de lecture doit également être conforme à la vulgate uthmânienne, c’est à dire qu’elle doit respecter le ductus consonantique (la structure originelle de l’écriture) employé dans les différents manuscrits coraniques envoyés par le calife Uthmân.
- Une variante doit être transmise par le biais de chaînes de transmetteurs (isnâd) d’une probité irréprochable. On retiendra ici que la transmission écrite est l’une des conditions fondamentales pour la fixation du texte coranique.
En somme, les études récentes sur le processus de fixation du Coran et ses différents manuscrits supposent une histoire du texte sacré bien plus complexe que celle élaborée par la Tradition et mettent en évidence le caractère pluriel du Coran des origines.
Pour aller plus loin :
Amir-Moezzi, Mohammed Ali et Kohlberg, Etan A., Revelation and Falsification. The Kitāb al-qirā’āt of Aḥmad b. Muḥammad al-Sayyārī, Leyde-Boston, Brill (coll. Texts and Studies on the Qur’ān), 2009.
Chahdi, Hassan, Le muṣḥaf dans les débuts de l’islam. Recherches sur sa constitution et étude comparative de manuscrits coraniques anciens et de traités de qirā’āt, rasm et fawāṣil, thèse de doctorat histoire et philologie, Paris, EPHE, 2016.
Déroche, François, Le Coran, une histoire plurielle, Paris, Seuil, 2019.
De Prémare, Alfred-Louis, Aux origines du Coran question d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, IISMM, 2005.
Nasser, Shady Hekmet, The Second Canonization of the Qur’ān (324/936), Ibn Muǧāhid and the Founding of the Seven Readings, Leyde-Boston, Brill, 2021.