La consommation d’alcool : normes et pratiques sous les Abbassides

La consommation d’alcool est interdite par la loi musulmane. Voici une affirmation qui ne semble plus faire de doutes aujourd’hui, mais au Moyen Âge, et en particulier à l’époque abbasside (750-1258), le problème se pose en des termes plus complexes. Tout d’abord, les juristes musulmans débattent pour savoir ce qui est véritablement interdit : un type de boisson en particulier, toutes les boissons qui enivrent, ou bien l’ivresse en elle-même ? Ensuite, l’interdit religieux n’empêche en rien la consommation de ces boissons, y compris dans les plus hautes sphères du pouvoir, censées veiller à l’application de la loi musulmane. Pour légitimer et justifier une pratique a priori interdite, les lettrés musulmans développent alors tout un discours sur l’ivresse qui en délimite les contours et en détermine les conditions d’acceptabilité.

En islam, l’interdiction de l’alcool trouve son origine dans l’interprétation du texte coranique. Le Coran évoque à plusieurs reprises l’attitude que doit adopter le croyant vis-à-vis de l’ivresse (sukr) et surtout du khamr, une boisson dont l’identification a posé problème aux théologiens et juristes musulmans. Dans certains versets le khamr est présenté comme la boisson du paradis, et donc comme une récompense éternelle (Coran XVI, 67 ; Coran XLVII, 15). Mais d’autres versets mettent en garde contre les dangers de sa consommation (Coran II, 219) et interdisent de prier en état d’ivresse (Coran IV, 43). Enfin, une interdiction plus globale et explicite est formulée dans la cinquième sourate : « Ô vous qui croyez ! Le vin (khamr), le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont une abomination et une œuvre du Démon. Evitez-le… » (Coran V, 90). Les exégètes musulmans se sont peu à peu accordés à considérer ce verset comme interdisant de manière formelle la consommation du khamr aux croyants. Toutefois, les juristes continuent de se demander ce que le terme khamr désigne précisément.

Les traditionnistes mobilisent différents hadiths (paroles attribuées au Prophète ou à ses Compagnons) pour tenter de définir ce qu’est le khamr. Ceux-ci précisent notamment le type de contenant servant à le préparer, ou encore le type de plantes dont cette boisson est issue. Selon certains hadiths, le khamr est préparé à partir de raisins ou des dattes, mais d’autres affirment que le khamr peut aussi être préparé avec du blé, de l’orge ou du miel, ce qui inclut les bières (fuqqâʿ). D’autres exégètes proposent une définition lexicographique du khamr en arguant du fait que le verbe khamara signifie voiler. Le khamr serait alors toute boisson voilant l’esprit, en l’occurrence toute boisson enivrante. Il existe alors deux grandes positions juridiques quant à la définition du khamr et donc à la compréhension de l’interdiction coranique. La première consiste à proposer une définition restreinte, où le khamr est à strictement parler du vin de raisin, et plus précisément le jus de raisin fermenté et non cuit. C’est notamment la position adoptée par l’école hanafite et par quelques muʿtazilites. Pour l’ensemble des autres écoles sunnites et chiites, une définition beaucoup plus large du khamr est proposée : est khamr toute boisson enivrante. En outre, tous s’accordent à considérer que l’ivresse (sukr) est interdite. Pour ceux qui ont une définition large du khamr, cela signifie que toute boisson enivrante, y compris consommée avec modération, est à bannir. En revanche, pour les hanafites, cela signifie que les boissons enivrantes qui ne sont pas du vin de raisin sont autorisées à condition de ne pas les consommer jusqu’à l’ivresse. Cette posture, alors minoritaire, finit par disparaître progressivement entre le Xe et le XIIIe siècle pour arriver au consensus que nous connaissons aujourd’hui.

À l’époque abbasside, si les juristes et théologiens musulmans interdisent déjà très majoritairement les boissons enivrantes, leur consommation reste largement répandue, y compris chez les élites musulmanes. La littérature arabe classique (adab), ainsi que les livres de recettes témoignent de ces pratiques en évoquant différentes préparations. On y trouve bien sûr du vin de raisin (khamr), souvent produit par des chrétiens et notamment par les monastères que peuvent fréquenter les élites musulmanes, mais aussi diverses boissons fermentées à base de sirops de fruits (dûshâb, dâdhî), d’infusions de fruits (nabîdh), ou encore des bières (fuqqâʿ). À la cour abbasside, et dans les milieux urbains aisés, il était de bon ton, pour le maître de maison, d’inviter quelques compagnons à partager son repas qui était souvent suivi d’un temps de consommation du vin, accompagné de vives discussions, de musique et de quelques amuse-bouche (naql).

Pour les lettrés musulmans qui évoluent dans ces milieux, la consommation du vin devient un sujet de discussions et d’ouvrages pour en normer la pratique. Non seulement, ils aiment à rappeler les vers des poètes bachiques comme Abû Nuwâs (m. vers 815), mais ils dissertent aussi du rôle du compagnon de boisson (nadîm, pl. nudamâʾ) et des manières qu’il doit adopter en rapportant des bons mots et des anecdotes aussi divertissantes qu’édifiantes. Bien qu’ils rappellent l’interdiction religieuse du vin et de l’ivresse, ils s’attachent aussi à en définir les limites acceptables. Partant du principe que l’ivresse contient autant de dangers que de bienfaits, et rappelant en cela le verset 219 de la deuxième sourate du Coran, ils essayent d’en délimiter les contours au profit des seconds. Les dangers qu’ils évoquent sont ceux qu’identifient les théologiens musulmans, et par lesquels ils justifient le commandement divin. Parmi eux, on trouve l’idée que l’excès de vin est dangereux pour la santé, qu’il altère l’esprit et engendre une incapacité pour le croyant à accomplir ses devoirs religieux, en particulier la prière, ou encore qu’il donne lieu à des comportements socialement inappropriés, comme de la violence ou une absence de pudeur. Mais l’ivresse modérée a également des vertus thérapeutiques – le vin est considéré comme un remède, à condition d’être utilisé à bon escient – et surtout sociales. En effet, la consommation de boissons enivrantes facilite la discussion et adoucit le caractère. C’est pour cela que les lettrés musulmans continuent d’en faire l’éloge : elle garantit l’intimité et le partage essentiel au développement culturel et savant des élites. La sociabilité des hommes étant au cœur du projet de l’adab, l’éducation lettrée, tout ce qui la provoque et la rend agréable est alors valorisé, y compris le vin et l’ivresse qu’il engendre.

Pour aller plus loin :

Audrey Caire, « Vin et ivresse au Proche-Orient (IXe-Xe siècles), normes sociales, normes discursives », Hypothèses, 21, 2018, p. 37-46.

Joseph Sadan, « Vin-fait de civilisation », dans Myriam Rosen-Ayalon (éd.), Studies in Memory of Gaston Wiet, Jérusalem, The Hebrew University of Jerusalem, 1977, p. 129‑160.

Joseph Sadan, « Khamr », dans Encyclopédie de l’Islam, vol. IV, 1978, p. 1027-1030.

Joseph Sadan, « Mas̲h̲rūbāt », dans Encyclopédie de l’Islam, vol. VI, 1989, p. 709‑712.

David Waines, « Abū Zayd al-Balkhī on the Nature of Forbidden Drink: A Medieval Islamic Controversy », dans David Waines (éd.), Patterns of Everyday Life, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 329‑344.

Référence électronique

Audrey Caire, La consommation d’alcool : normes et pratiques sous les Abbassides, publié le 22/07/2021
https://comprendrelislam.fr/droit-et-societe/la-consommation-dalcool-normes-et-pratiques-sous-les-abbassides/