Source : Yahyâ ibn Sa‘îd al-Antâkî, Histoire, éd. arabe et trad. I. Kratchkovsky et A. Vasiliev, Histoire de Yahyâ Ibn Sa‘îd d’Antioche, Patrologia Orientalis t. 23 fasc. III, 1932 (n°114), p. 487-488.
À Jérusalem, c’était la coutume des chrétiens, coutume observée tous les ans, le dimanche des Rameaux, de porter un grand olivier de l’église appelée de Lazare jusqu’à celle de la Résurrection ; entre ces églises séparées par une grande distance, l’arbre était porté à travers les rues de la ville au milieu des lectures et des prières. La croix était portée publiquement. Le gouverneur (wâlî) de la ville montait à cheval avec toute sa suite accompagnant les chrétiens et faisant écarter la foule.
À Misr (Fustât) ainsi que dans le reste du pays existait également l’usage en cette fête d’orner les églises avec des rameaux d’olivier et des touffes de feuilles de palmier, et puis d’en distribuer en ce même jour au peuple, en vue de la bénédiction.
Cette année [398/1008] al-Hâkim défendit aux habitants de Jérusalem d’observer cet usage et interdit de le suivre dans aucune des provinces de son empire, il défendit de porter des rameaux de feuilles d’olivier ou des rameaux de palmier dans n’importe quelle église, rien de pareil ne devait se trouver entre les mains d’un musulman ou d’un chrétien ni des autres personnes ; la prohibition était extrêmement rigoureuse. (…)
Au Caire c’était l’habitude des chrétiens la nuit de la fête du Baptême qu’au début de la nuit le chef de police de la partie inférieure de la ville, suivi d’un grand cortège et monté à cheval, suivît un palanquin devant lequel on portait des cierges allumés, dont on se sert en procession, ainsi qu’un grand nombre de torches ; il parcourait les rues, en proclamant parmi le peuple que cette nuit-là les musulmans ne se mêlassent pas aux chrétiens pour ne pas déranger leur fête. En effet les chrétiens, à l’aube après cette nuit, se rendaient au bord du Nil, et beaucoup d’entre eux s’y baignaient.
C’était en particulier l’usage des melkites en cette nuit de sortir de l’église cathédrale, qui se trouvait à Qasr al-Shâm‘, connue sous le nom de l’église de Michel, en grande troupe, en exécutant des chants agréables et mélodieux, en portant ostensiblement des croix et un grand nombre de cierges allumés, pour se rendre en procession sur le bord du Nil, avec prières, en priant à haute voix pendant tout le trajet. L’évêque, leur chef, prononçait un sermon en arabe, faisant des vœux pour le sultan et ses proches selon son désir ; puis ils s’en retournaient dans le même ordre à leur église pour y achever leurs prières.
Al-Hâkim lui-même avait durant de nombreuses années assisté à cette fête. Tous les habitants de Misr, ainsi que tous les représentants de différentes communions religieuses à Misr goûtaient en cette fête tant de plaisir et de joie, qu’ils n’en éprouvaient en d’autres jours de l’année et en d’autres fêtes. Mais en l’an 400/1010, al-Hâkim défendit toutes ces pratiques à tous ; il ne permit à personne, quel qu’il fût, sans exception, de faire rien dans ce genre pendant cette nuit et ce jour. Il ordonna de s’abstenir de cette fête, ni d’en parler, que son jour fût comme tous les autres, qu’on ne s’y préparât plus et qu’on n’en fît plus mention.
Commentaire
Yahyâ ibn Sa‘îd est un chroniqueur melkite écrivant en arabe, exemple de l’arabisation littéraire de cette communauté chrétienne au Moyen Âge. Natif d’Égypte, il se réfugie à Antioche (alors sous domination byzantine) vers 1014 : il fait partie des exilés chrétiens qui fuient les mesures religieuses radicales – quoiqu’éphémères – du calife fatimide du Caire al-Hâkim, dont l’extrait évoque un aspect : l’interdiction de la célébration de deux fêtes chrétiennes dans l’empire fatimide en 1008-1010. Cette mesure est l’occasion pour le chroniqueur melkite de décrire les usages jusqu’alors associés à ces fêtes.
L’interdiction porte en premier lieu sur la célébration publique de la fête des Rameaux ou des Palmes (qui commémore l’accueil triomphal du Christ par les foules de Jérusalem munies de palmes et de branchages, quelques jours avant sa Passion). Cette fête prend un éclat particulier à Jérusalem : une procession part de l’église de Lazare (située hors de la ville, à l’est) et se dirige vers l’église de la Résurrection ou Saint-Sépulcre, principal lieu saint chrétien de Jérusalem construit autour des vestiges associés par la tradition à la Passion (Calvaire) et à la Résurrection (tombeau vide). La présence du gouverneur atteste la participation et le contrôle du représentant local du pouvoir musulman – en l’occurrence fatimide, puisque la Palestine fait partie du territoire gouverné depuis Le Caire par cette dynastie. Les Rameaux sont également célébrés dans la métropole égyptienne de Fustât (actuel Vieux-Caire), située juste au sud de la capitale califale al-Qâhira, mais c’est surtout la fête du Baptême de Jésus (dans le Jourdain, auquel le Nil sert ici de substitut) qui est décrite par le chroniqueur comme une occasion privilégiée de reconnaissance mutuelle entre le pouvoir califal et les autorités ecclésiastiques de la capitale, ainsi que comme une occasion de réjouissances populaires y compris pour les musulmans. Ce texte témoigne, avec d’autres, du fait que les prescriptions des juristes interdisant les croix et les manifestations publiques du christianisme n’étaient pas nécessairement reprises ni exécutées par les gouvernants.
L’interdiction de ces festivités chrétiennes s’inscrit dans une série de mesures restrictives exceptionnelles prises par al-Hâkim envers les chrétiens (ainsi qu’à l’encontre des juifs et des musulmans sunnites), qui s’accumulent à l’approche de l’an 400 de l’Hégire (1010) et culminent avec l’ordre de détruire le Saint-Sépulcre en 1009 – épisode dont l’écho parvint jusqu’en Occident.