Le terme islamisme est employé ici au pluriel pour mieux refléter la réalité de phénomènes qui préoccupent l’opinion publique et les responsables politiques depuis deux décennies, avec l’entrée fracassante de l’« islamisme » sur la scène mondiale à travers les attentats du 11 septembre 2001. On cherchera ici, non pas à égrener la longue liste d’atrocités commises au nom de l’une ou l’autre idéologies associées au terme, mais plutôt à analyser la notion et ce qu’elle recouvre en matière d’idées politiques et de programmes d’action.
Un ou plusieurs islamismes ?
La notion d’islamisme renvoyait, dans les cercles européens intéressés au XIXe siècle, à ce que nous entendons aujourd’hui par islam, du fait que l’on voulait souligner un parallélisme avec le christianisme et le judaïsme. Lorsque l’on a compris que la religion en question ne portait pas le nom d’un fondateur (comme le christianisme ou le bouddhisme), le sens du terme s’est déplacé à partir des années 1970 pour indiquer une inclusion dans (ou, du moins, un rapprochement avec) la catégorie des idéologies modernes, telles que le marxisme ou le nationalisme.
Les mouvances dites islamistes contemporaines sont supposées être nées au cours des années 1920. Pour certains chercheurs, elles ont constitué une première une première réaction à des publications relevant d’approches critiques comme celles d’Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir [Le Caire, 1925], traduction française, 1994 et de Taha Hussein, Sur la poésie préislamique [Le Caire, 1926]. En effet, le mouvement des Frères musulmans a été lancé en Égypte dans le sillage des controverses qui ont suivi la publication des ouvrages en question.
En réalité, il faudrait remonter davantage dans le temps pour trouver une première manifestation de ce qu’on pourrait appeler un islamisme dans les temps modernes. La révolution iranienne de 1905 a vu des soulèvements populaires encadrés par des clercs religieux présenter comme principale revendication une mashrouteh, c’est-à-dire une constitution qui limite et contrôle le pouvoir politique et mette fin au régime autocratique qui sévissait dans l’empire perse. Au nom d’une mise en œuvre des principes de l’islam, le mouvement, que l’on peut qualifier d’islamisme de la première heure, revendiquait l’adoption d’une constitution dans le sens moderne du terme pour mettre fin à des pratiques politiques qui se prévalaient de l’islam, mais qui étaient despotiques et rejetées par les populations. Il faudrait donc reconnaître que l’islamisme est né, au début du XXe siècle, du rejet de la tyrannie, par des élites et des foules musulmanes conscientes de l’existence d’alternatives qui ont émergé ailleurs et qui ont permis aux peuples chez qui elles ont fleuri, de réussir aux plans économique, politique et militaire. On verra par la suite que l’opposition au despotisme constitue une toile de fond des mouvements islamistes, que les régimes despotiques se prévalent d’une légitimité islamique ou de formes de légitimité liées à des idéologies modernes (nationalisme ou socialisme). Toutefois, lorsque l’une ou l’autre de ces mouvances a pu prendre le pouvoir, elles ont été incapables de donner forme concrète à l’alternative non tyrannique qu’elles ont préconisée, et se sont rapidement transformées en opposantes farouches à tout système de gouvernance qui optait pour des pratiques et des conceptions « non-islamiques ». On pourrait y voir une sorte de paradoxe : une forme de tyrannie peut-elle se présenter comme une alternative à une autre ? D’un islamisme ouvert au départ, revendiquant des systèmes de gouvernance différents de ceux auxquels les musulmans avaient été accoutumés au cours des siècles, les propositions ont évolué vers la légitimation par la religion de procédés venus d’un autre temps, passant ainsi d’un rejet de la tyrannie à la défense de modèles de gouvernance prémodernes.
Trois tendances de l’islamisme
Pour le moment, partant d’un constat minimal, tel que l’islamisme consiste à invoquer la religion pour légitimer une action politique ou un pouvoir exercé ou qu’on souhaite exercer, on peut y discerner essentiellement trois tendances :
Une tendance conservatrice (type I) qui vise à la restauration de ce que ses membres considèrent comme une tradition et un ordre moral islamique. Leur idéal est de moraliser l’ordre public y compris le système politique. Cet islamisme est généralement « souple », puisqu’il se réfère souvent à des sentiments diffus où se mêlent la fierté d’adopter la « religion vraie », fondée sur ce que les personnes qui s’y rattachent considèrent comme le tout dernier message divin adressé à l’humanité, et d’adhérer à un système sociopolitique qui a réussi, suivant des conceptions défendues par une apologétique insistante. Il faut ajouter l’attachement à des valeurs morales conservatrices, telles la « modestie » des femmes, le respect dû aux personnes âgées et des attitudes générales de retenue et de maîtrise de soi. La souplesse de cet islamisme se voit à sa capacité d’embrasser des valeurs et attitudes modernes, tout en leur assignant une origine ou en les enracinant dans des principes islamiques.
Une tendance qui s’appuie sur un discours de légitimation de pouvoirs établis à partir de prises de position que l’on retrouve dans l’histoire des sociétés majoritairement musulmanes (type II). On peut la qualifier d’islamisme de pouvoir. Cet islamisme repose sur les arguments proposés par des clercs religieux, tels que : « Soixante ans de tyrannie plutôt [sont moins mauvais] qu’une nuit d’anarchie (fitna). » Peut-on parler dans ce cas d’un islamisme officiel ? Certainement si l’on s’en tient à la définition minimale d’une légitimation par la religion d’un pouvoir en place. À cela il convient d’ajouter que cet islamisme peut avoir des contenus très différents et parfois contrastés, selon les besoins des régimes en question. Il peut prendre des formes extrêmes : ainsi il est wahhabite et très proche de la mouvance intégriste en Arabie, ultra conservateur au Maroc et très opportuniste en Égypte. On peut l’invoquer pour défendre une position et son contraire. Un cas récent illustre ce point : lors de l’invasion du Koweït par l’Irak, le pouvoir en place à Bagdad a commencé à revendiquer une légitimation islamique, allant jusqu’à entraîner des changements dans le drapeau national (introduction d’une formule religieuse) et la publication de fatwas décrivant ses ennemis comme des infidèles qu’il fallait combattre. En même temps, un discours comparable était invoqué par les ennemis de l’Irak à ce moment, aboutissant à des conclusions diamétralement opposées, à savoir qu’il était légitime de combattre le régime irakien. Nous avons donc affaire dans les deux cas à un islamisme opportuniste, qui, en reproduisant des discours religieux du passé, permettait à ceux qui parvenaient à conquérir le pouvoir de se donner une légitimité auprès des populations soumises. Ces formes de légitimation se plaçaient au niveau des apparences, et se maintenaient le temps que leurs promoteurs avaient effectivement les moyens (force armée, notamment) d’imposer leur pouvoir.
Une tendance littéraliste ou « intégriste » (type III) qui vise à appliquer intégralement ce que ses défenseurs pensent être un système total (a blueprint of a social order, comme le dit Ernest Gellner) proposé par la dernière religion vraie, considérée comme révélée par le Créateur. Une telle mouvance est apparue ou réapparue dans les temps modernes d’une part, en raison de la répression souvent implacable et aveugle exercée par certains régimes qui redoutent la concurrence de l’islamisme conservateur en matière de légitimité, et, d’autre part, par les programmes éducatifs généralisés dans l’école publique au lendemain des indépendances. Il est notoire que les éléments endurcis de cette mouvance se sont formés, et ont élaboré leurs visions et leurs programmes d’action (le plus souvent violente) dans les prisons des régimes frileux quant à leur légitimité auprès des populations. Le cas le plus notoire est celui de leur principal idéologue, Sayyid Qutb.
Les mouvances islamistes se revendiquant de ces trois tendances font appel à une conception de l’islam comme norme essentielle de vie collective, sociale et politique. Toutes soulignent le contraste entre l’islam et ce qu’elles comprennent comme la conception occidentale de la religion et sa fonction dans l’ordre social et politique. Pour toutes ces tendances, le principe de laïcité est progressivement devenu, au cours du XXe siècle, l’Autre irréductible. L’impression générale est que, pour ceux qui invoquent l’islam comme cadre essentiel de référence, l’Occident est défini comme l’Autre, que ce soit comme religiosité centrée sur l’individu ou comme sécularisme, conçu comme un rejet de toute forme de religiosité au niveau de la sphère publique. La différence principale entre ces mouvances réside dans l’importance que leurs membres accordent à l’islam comme cadre global de vie sociale et politique. Alors que celles issues de la première, celles des conservateurs, le prennent au sérieux, mais sans exclure des adaptations aux temps modernes, celles issues de la seconde, qui comprennent les représentants de pouvoirs établis, le prennent pour un discours malléable à volonté. Les dernières, celles des intégristes, accordent à l’islam une valeur absolue et se sentent tenus de la mettre en œuvre au plan social et politique par tous les moyens.
Convergences et divergences entre ces mouvances
La convergence essentielle de ces tendances islamistes, vue de la perspective des sciences humaines, est d’enfermer les esprits de leurs adhérents dans une bulle intellectuelle, un univers de sens qui ignore ou rejette l’essentiel de ce que la modernité a apporté en matière de conceptions du monde, de l’homme, de l’histoire, et qui s’en tient aux conceptions rattachées aux écritures sacrées. On a affaire à une forme de déni particulier, transmissible d’une génération à l’autre au moyen de l’éducation religieuse traditionnelle, qui repose sur l’idée d’avoir été dérivée ou extraite des écritures sacrées au moyen d’une science véritable et définitive. Le plus remarquable semble être le fait qu’elles partagent une sorte d’illusion d’optique par laquelle elles projettent sur les moments fondateurs de l’islam des idées, des conceptions et des normes conçues, développées et mises en œuvre plusieurs générations par la suite.
Il s’agit là d’un enchantement de type particulier : au lieu d’un envoutement par des visions magiques, c’est la certitude de détenir des vérités absolues et indépassables. Une apologétique produite, affinée et renforcée tout au long des derniers siècles a mis en place une argumentation pour toute situation, comme un ensemble de fortifications rendant ses positions imprenables, et permettant de conforter constamment ses adhérents d’être dans le vrai, et que les autres seraient dans l’erreur. Il est curieux de voir que les apologètes se comptent non seulement parmi les clercs formés selon les méthodes traditionnelles, mais également parmi des intellectuels ayant eu accès à une éducation moderne, et qui ont eu les moyens de voir les choses à distance, mais qui préfèrent défendre les valeurs de l’« authenticité » et se positionner en tant que tels.
La première divergence entre ces islamismes, que l’on peut immédiatement observer, est relative au degré d’attachement à la lettre de ce qui est tenu pour le message, en d’autres termes, le degré de souplesse (ou, d’opportunisme) qu’ils montrent vis-à-vis des écritures sacrées. Entre les années 1920 et 1960, l’adversaire principal des islamistes conservateurs et légitimistes était incarné par le marxisme et toutes les idéologies de gauche, alors que la tendance intégriste était insignifiante ou quasi-inexistante. Après les années 1970, les régimes autocratiques qui se sont sentis menacés ont brandi à nouveau, pour leur propre justification, le principe de légitimité que les musulmans avaient intériorisé. La compétition entre les islamistes conservateurs et régimes autocratiques à référence musulmane, a fait que ces derniers, lorsqu’ils se sont retrouvés en déficit de légitimité, ont réprimé leurs adversaires légitimistes avec tous les moyens de l’État moderne, ce qui a poussé les mouvements islamistes vers davantage de rigueur, ou, en d’autres termes, singulièrement renforcé les tendances intégristes. Peut-on pour cela considérer que les régimes despotiques ont été à l’origine des mouvements intégristes ? En réprimant durement les conservateurs légitimistes, ils ont certainement contribué au renforcement des tendances intégristes : ce n’est pas par hasard que les éléments les plus durs de cet islamisme se soient radicalisé en prison, comme ce fut le cas avec Sayyid Qutb, par exemple
Hassan al-Banna et ses disciples dans un village en Egypte.Les puissances occidentales se sont ralliées aux régimes despotiques islamistes (type II) parfois contre leurs peuples, souvent d’une manière directe et visible, privilégiant ainsi leurs intérêts à court terme et tournant le dos à leurs principes. Certaines d’entre elles se sont trouvées, par la suite, prises dans des confrontations frontales avec des intégristes.
Conclusion : généalogie des islamismes au XXe siècle
Premier moment : révolution de 1905 en Iran et apparition d’un islamisme qui adopte des conceptions modernes relatives au pouvoir politique et aux conditions auxquelles il devrait être soumis ;
Deuxième moment : naissance de mouvements à partir de l’Égypte, revendiquant le retour à des manières de voir et des attitudes morales qui ont prévalu dans le passé, y compris ce qui pourrait être décrit comme relevant de pratiques historiques de sociétés musulmanes, à savoir l’idée d’un retour non pas aux moments fondateurs, ceux de la première communauté instaurée par le Prophète, mais à la mise en œuvre d’un ordre social et politique au nom de l’islam produit par la suite.
Troisième moment : des régimes autocratiques en déficit de légitimité voient dans cet islamisme conservateur un dangereux concurrent et le soumettent à une répression implacable qui a donné lieu à des crispations extrêmes qui renforcent les tendances intégristes parmi les conservateurs.
Pour aller plus loin :
A. Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, Paris, La Découverte/CEDEJ, série islam et société, 1994.
A. Filali-Ansary, « Islam, laïcité, démocratie ». Pouvoirs, 2003/1 n° 104, 2003. p.5-19.
Minkenberg, M. (2007). « Democracy and Religion: Theoretical and Empirical Observations on the Relationship between Christianity, Islam and Liberal Democracy ». Journal of Ethnic and Migration Studies, 33(6), p. 887–909.