C’est une erreur commune de penser que les productions idéologiques d’une civilisation sont immédiatement perçues dans une autre, et qu’elles y sont comprises comme elles le sont dans la civilisation qui leur donne le jour. C’est dire à peu près : ‘Je me comprends bien, moi ! Pourquoi les autres ne me comprendraient-ils pas ?’
Or précisément, si la notion de civilisation a un sens, c’est bien celui d’une barrière opposée aux idées étrangères, bien plus encore qu’aux mouvements des hommes ou aux entreprises militaires venues d’ailleurs. Un événement – et on peut dire que les croisades firent événement dans le monde musulman tant elles furent brutales et imprévues – doit d’abord entrer, pour être compris, dans les catégories mentales, les grilles de lecture, les préoccupations propres du monde qui le reçoit ou le subit.
Il n’y avait donc aucune chance que le monde musulman comprenne les croisades dans l’intention que leur donnaient la Papauté ou la chevalerie croisée. Le texte annexé d’Ibn al-Athîr (1160-1233), le meilleur historien arabe de l’époque des croisades, et qui écrit pourtant avec un recul de plus d’un siècle sur la première croisade (1096-1099) résume les déformations que les structures mentales et politiques de l’Islam ont infligé au projet occidental, et qui ont dicté ses réponses.
L’hypothèse la plus répandue chez les historiens arabes, jusqu’à Ibn Khaldûn à la fin du XIVe siècle, est ici évoquée en dernier : les croisades y figurent un simple épisode du conflit entre shiites et sunnites, qui culmine alors dans le monde islamique. Après de spectaculaires avancées à la fin du Xe siècle, la dynastie shiite des Fatimides, établie en Egypte, est acculée par la controffensive sunnite des Turcs Seldjoukides, venus d’Asie centrale, qui s’emparent de l’Irak, d’une partie de l’Anatolie, puis de la Syrie entre 1060 et 1085, et s’apprêtent à donner l’assaut à l’Egypte lorsque survient la première croisade (1096-1099), dont les forces, victorieuses des Turcs à Edesse et à Antioche, leur coupent la route de la vallée du Nil. Les croisés offrent ainsi, à leur corps défendant, plus d’un demi-siècle de survie (entre 1100 et 1169) à la dynastie fatimide du Caire, dont les historiens arabes déduisent donc qu’elle a inspiré peut-être, sollicité au moins, l’arrivée des croisés.
La deuxième ligne d’explication part de Sicile. Les ‘Francs’, en l’occurrence les Normands de la famille des Hauteville et leurs hommes, y furent d’abord mercenaires de l’empire byzantin avant de s’emparer de l’Italie du sud au détriment des Grecs, puis de la Sicile aux dépens d’Arabes vassaux des Fatimides. Par conséquent, les Fatimides identifient les croisés de 1097-1099, dont le Normand Bohémond de Tarente est le chef le plus en vue, comme de nouveaux mercenaires byzantins, convoqués par l’empire de Constantinople au combat contre les Turcs qui ont envahi et occupé l’Anatolie après leur victoire de Mantzikert (1071). Les souverains shiites du Caire trouvent d’autant plus d’intérêt à s’allier avec Byzantins et Francs contre l’ennemi turc commun qu’ils imaginent facile le partage des territoires éventuellement reconquis sur les Seldjoukides : aux Byzantins et à leurs mercenaires francs la Syrie du nord, avec Antioche, voire Alep ; aux Fatimides, la côte et la Syrie du sud, avec Damas et Jérusalem. Malheureusement pour ces habiles calculs, les croisés ne sont pas de simples mercenaires ; ils ont un projet propre. Jérusalem est au cœur des émotions et des buts de l’expédition, et les Fatimides, qui ont profité de l’expulsion des Turcs pour s’en emparer en 1098, en sont à leur tour chassés en 1099 par les croisés.
Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que la religion n’entre pour rien dans la réaction islamique aux croisades. Toutes les preuves du contraire existent, que résume bien le livre d’Emmanuel Sivan, L’Islam et la croisade. Idéologie et propagande dans les réactions musulmanes face aux croisades (Paris, PUF, 1968). Le sultan d’Alep Nûr al-Dîn (1146-1174) réunit un milieu de juristes, de théologiens et de poètes dont l’exaltation du jihâd sunnite, contre l’ennemi croisé et l’hérétique fatimide, est le thème essentiel. Cette incessante propagande lui permet d’engager, sans affrontement militaire majeur, par simple ralliement des garnisons et des hommes de religions, la réunification politique de la Syrie (1146-1160), puis la conquête de l’Egypte que couronne l’abolition du califat shiite des Fatimides (1164-1171). En partie grâce aux ressources que lui assure l’énorme dilatation de son domaine territorial, il fait construire à prix d’or, quelques années avant sa mort, une somptueuse chaire (minbar) qu’il destine à la mosquée al-Aqsa de Jérusalem lorsque la ville serait reconquise. Saladin (1174-1193) écarte du pouvoir la descendance de Nûr al-Din, son ancien maître, mais il reprend les mêmes hommes et le même projet, qu’il mènera à son terme. Jérusalem est reconquise en 1187, et purifiée, par les prières et par le sang, de la macule que lui avait imposée l’occupation franque.
Mais cette crise ‘jihadiste’ ne s’étend pas au-delà des deux générations des règnes de Nur al-Din et Saladin (1146-1193). En 1200, al-‘Adil, frère de Saladin et désormais chef de la famille ayyoubide – d’après le nom d’Ayyub, père de Saladin et d’al-‘Adil – déplace le centre de ses domaines de Damas, dont Saladin avait fait sa capitale, au Caire, où règneront désormais, jusqu’au XVIe siècle et à l’avènement d’Istanbul, les pouvoirs dominants de l’Orient arabe. En 1219, puis en 1229, pour libérer l’Egypte de l’assaut des Francs, les sultans ayyoubides leur offrent Jérusalem, que leur ancêtre Saladin avait conquis au prix de tant de peine et de gloire. Effondrement de ferveur musulmane ? C’est peu probable. Il semble plus judicieux de remarquer que le thème du jihâd est porté à son incandescence quand le pouvoir dominant s’établit en Syrie – à Alep avec Nûr al-Din, à Damas avec Saladin. L’attrait du jihâd reste moins prononcé tant que le sultanat règne depuis Ispahan et Bagdad, et il faiblit de nouveau quand les Ayyoubides font du Caire le cœur de leur domaine. C’est la Syrie qui réclame Jérusalem, parce qu’elle lui appartient. Sans minimiser la puissance d’appel du jihâd, notons que Jérusalem tombe en 1187, quand la capitale du monde islamique est à Damas, plus près de Jérusalem qu’elle ne l’a jamais été depuis 750, et qu’elle ne le sera jamais plus. L’idéologie ne se sépare pas de la politique et de la géographie.