Le commentaire du Coran de Fakhr al-Dîn al-Râzî (XIIIe siècle)

Une des sciences religieuses les plus estimées en Islam, l’exégèse du Coran (tafsîr) est aussi l’un des domaines où la pensée musulmane a montré toute sa richesse. Les ouvrages qui lui ont été consacrés au fil des siècles se comptent par dizaines et présentent une diversité déconcertante, tant du point de vue du contenu que de la méthode mise en œuvre. On trouve en effet des commentaires qui reposent quasi exclusivement sur la Tradition (tafsîr bi-l-maʾthûr) et d’autres qui font appel à l’opinion personnelle de l’exégète (tafsîr bi-l-raʾy) et donc à l’ensemble des savoirs auxquels celui-ci peut accéder, dont ceux décriés par les savants religieux, comme la philosophie et d’autres sciences rationnelles voire ésotériques. Le livre qui nous occupe ici illustre parfaitement cette seconde catégorie de commentaires coraniques. Il s’intitule al-Tafsîr al-kabîr, Le Grand commentaire, connu aussi sous le titre suggestif de Mafatîh al-ghayb, Les Clés de l’Invisible. Son auteur, le théologien sunnite Fakhr al-Dîn al-Râzî (m. 606/1210), l’a voulu un ouvrage encyclopédique dans lequel toutes les sciences pouvaient apporter leur lot de contribution au questionnement et à la compréhension du texte coranique.

Coran d'Afrique de l'Est

Coran d’Afrique de l’Est

Auteur prolifique, Râzî a composé des ouvrages dans plusieurs disciplines, dont la théologie dialectique (kalâm), les fondements du droit (usûl al-fiqh), la rhétorique, la physiognomie. Son œuvre comporte également plusieurs commentaires sur les ouvrages philosophiques et médicaux d’Avicenne, (m. 428/1037). La plupart de ces livres sont chronologiquement antérieurs au Mafâtîh al-ghayb qui apparaît comme une œuvre de maturité. Les dates figurant à la fin du commentaire de certaines sourates indiquent en effet que notre exégète le rédigea au cours de la dernière décennie de sa vie. Et si l’on en croit certains biographes, il l’aurait laissé inachevé. Ces mêmes sources mentionnent le nom d’un de ses disciples qui aurait complété le tafsîr en commentant les sourates manquantes. Les travaux entrepris par les chercheurs pour identifier les passages pouvant avoir été écrits par une autre main ont permis de formuler quelques hypothèses qui restent à confirmer.

Une autre conception de l’exégèse

Râzî propose une méthode exégétique aussi complexe qu’originale, dont on trouve la démonstration dès les premières pages de l’ouvrage. Celui-ci commence en effet par un long exposé introductif, divisé en plusieurs sections, dans lequel l’auteur s’ingénie à montrer comment, au sein du Coran, le moindre mot soulève une multitude de questions relevant de sciences très diverses qu’il faut connaître si l’on veut saisir le sens profond de la révélation. Certaines de ces sciences se fondent sur les données scripturaires, celles qu’enseigne la tradition, et d’autres font appel à la réflexion et à l’argumentation rationnelle. L’exégète doit pouvoir les mettre toutes à contribution, car ce sont elles qui lui fournissent les clés de compréhension du texte coranique.

C’est par cette nécessité de tirer profit de l’ensemble des disciplines que Râzî justifie son recours à la philosophie et à ses disciplines annexes. Pour contrer l’opinion des savants opposés à l’introduction des méthodes rationnelles dans l’exégèse, il met en avant la primauté de la raison comme moyen d’atteindre certaines vérités fondamentales sur lesquelles repose l’autorité des Ecritures. Selon lui, cette autorité ne peut être admise que si l’on établit préalablement l’existence d’un dieu agissant librement et capable, par Sa science et Sa sagesse, d’envoyer des prophètes chargés de transmettre Ses messages aux hommes. Or seule la raison est à même d’apporter la preuve d’une telle existence. Râzî en conclut que la raison est le fondement de la révélation (al-ʿaql asl al-naql). Cette idée qui devient un des leitmotivs de son œuvre vise à légitimer l’exégèse spéculative et à discréditer, sur le plan épistémologique, le littéralisme préconisé et pratiqué par beaucoup de savants traditionalistes.

On sait que les théologiens dialectiques (al-mutakallimûn) recourent tous, mais à des degrés divers, à l’interprétation métaphorique (taʾwîl) de certains versets afin de résoudre le problème de l’anthropomorphisme et d’autres difficultés relatives au dogme. Râzî va encore plus loin dans cette voie en conceptualisant et en systématisant l’usage de la raison dans l’exégèse coranique. Partant du principe que l’autorité de la révélation dépend de celle de la raison, il affirme que les preuves coraniques ne peuvent être validées que si elles s’harmonisent avec les données rationnellement établies. Car, en cas d’opposition, ce sont les preuves rationnelles décisives qui prévalent absolument. Aussi, lorsque le sens apparent d’un verset contredit la raison ou que celle-ci le juge impossible, on doit le rejeter et rechercher un autre sens qui soit acceptable du point de vue rationnel.

L’exégèse que préconise Râzî ne consiste pas seulement à expliciter les versets les uns après les autres, elle veille aussi à préserver l’harmonie du Coran et la beauté de son agencement (tartîb) sur lesquelles les théologiens musulmans fondent la doctrine de l’inimitabilité (iʿjâz). Cette harmonie exige qu’il n’ait pas de désaccords entre les énoncés coraniques et la raison. Or, si la majeure partie du Coran est considérée par notre auteur comme étant en accord avec les conclusions rationnelles, il existe un petit nombre de versets dont le sens obvie pose problème et ne peut donc être accepté tel quel. Pour ces versets-là, l’interprétation métaphorique s’impose. On doit y recourir afin d’éviter toute contradiction entre les vérités qu’enseigne la révélation et celle que démontre le raisonnement.

Au-delà des positions théologiques et des interprétations qu’il défend dans son ouvrage, Râzî est un auteur aussi singulier que fascinant. Bien qu’il cite abondamment les opinions des exégètes qui l’ont précédé, y compris les muʿtazilites, il cède rarement au conformisme. L’esprit philosophique qui l’anime le pousse à élargir le champ interprétatif pour dépasser les limites que s’imposent les commentateurs du Coran attachés à la méthode traditionniste. L’exploration de nouvelles pistes explicatives lui offre la possibilité non seulement de faire d’autres choix que ses prédécesseurs, mais aussi de critiquer les options retenues par ceux-ci.

Cette démarche herméneutique singulière suscita beaucoup de débats, notamment dans les milieux hanbalites, particulièrement rétifs aux interprétations fondées sur le jugement personnel (raʾy). Certains savants appartenant à ce courant attaquèrent sévèrement le Mafâtîh al-ghayb. Parmi eux figure notamment Ibn Taymiyya (m. 728/1328). On lui attribue d’avoir dit que, dans ce livre, il y avait tout sauf le commentaire (fîhi kullu shayʾ illâ al-tafsîr), ce à quoi le savant shâfiʿite Taqî al-Dîn al-Subkî (m. 756/1355) aurait répondu qu’il y avait tout en plus du commentaire (fîhi maʿa al-tafsîr kullu shayʾ).

Malgré les critiques formulées à son égard par Ibn Taymiyya (au XIVe siècle) et d’autres savants hanbalites, le tafsîr de Râzî demeure l’un des ouvrages d’exégèse les plus importants et les plus cités. Beaucoup d’auteurs modernes et contemporains en apprécient la richesse. C’est le cas par exemple du réformiste Rachid Rida (m. 1935) qui, dans son commentaire coranique al-Manâr, s’y réfère souvent, même s’il lui reproche son orientation philosophique.

 

Pour aller plus loin :

Fakhr al-Dîn al-Râzî, al-Tafsîr al-kabîr (Mafâtîh al-ghayb), Le Caire, Dâr al-Fikr, 1981.

Oulddali, Ahmed, Raison et révélation en Islam [Texte imprimé] : les voies de la connaissance dans le commentaire coranique de Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1210), Leyde, Brill, 2019.

 

 

Référence électronique

Ahmed Oulddali, Le commentaire du Coran de Fakhr al-Dîn al-Râzî (XIIIe siècle), publié le 09/10/2021
https://comprendrelislam.fr/religion-et-politique/le-commentaire-du-coran-de-fakhr-al-din-al-razi-xiiie-siecle/