Les garanties offertes par le calife fatimide aux habitants d’Égypte en 969

Source : al-Maqrîzî, Itti‘âz al-hunafa bi-akhbâr al-a’imma al-fâtimiyyin al-khulafâ’, éd. A. Fu’ad Sayyid, The Institute of Ismaili Studies-IFPO, Amman-Beyrouth-Damas, vol. 1, p. 118-121

Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Ceci est une lettre de Jawhar le Secrétaire, serviteur du Prince des croyants, al-Mu‘izz li-Din Allah, que Dieu le bénisse, adressée à la population de Fustât et à ceux qui y résident.

[…] Vous êtes déjà conscient de la magnanimité de notre maître et seigneur, le Prince des croyants – que les bénédictions de Dieu soit sur lui –, à votre encontre. Priez le Seigneur pour ce que le Prince des croyants vous a accordé et remerciez-le pour son affection. Continuez à adhérer à ce qui vous incombe et empressez-vous d’obéir à celui qui vous protège de l’erreur et vous conduit vers la sécurité et le bonheur, parce qu’il […] a envoyé ses troupes victorieuses et ses armées triomphantes dans l’unique objectif de vous renforcer et de vous protéger, et pour mener le jihad en votre nom comme si des mains vous avaient saisi. Cette année, le tyran s’est comporté de manière arrogante envers vous en convoitant vos terres. Il veut les conquérir et y faire des prisonniers, et il souhaite s’emparer de vos biens et de vos propriétés comme il l’a déjà fait à ceux comme vous en Orient. Sa détermination a été renforcée et sa témérité accrue.

Ainsi, le Prince des croyants, notre maître et seigneur […] l’a devancé en lui envoyant ses armées victorieuses et en expédiant ses glorieuses troupes pour le combattre et mener le jihad contre lui, en votre nom et au nom de tous les musulmans d’Orient qui ont été outragés, indûment humiliés et submergés par les désastres et les calamités de manière continue. Les sanglots et les cris de ceux qui ont été continuellement effrayés sont devenus de plus en plus forts alors qu’ils ne cessaient d’appeler à l’aide. Il espérait secourir ceux qui ont toujours vécu dans l’humiliation et sous la torture douloureuse, rassurer ceux qui ont toujours vécu dans la terreur et dissiper la peur de ceux qui ont toujours vécu dans la crainte. Il souhaite restaurer le pèlerinage qui est tombé en désuétude et à propos duquel les obligations et les droits sont négligés par les croyants à cause de la crainte que leur inspirent ceux qui pourraient s’emparer d’eux du fait de leur incapacité à défendre leurs biens ou leur personne puisqu’ils ont été maintes fois vaincus, leur sang versé et leurs biens confisqués.

Comme à son habitude, al-Mu‘izz autorisera la remise en état des routes. Il empêchera les voyous de commettre des crimes afin que les gens puissent voyager et se sentir en sécurité et il leur fournira des provisions. Il a appris […] que les routes d’Égypte avaient été coupées à cause de la peur qu’éprouvaient les chefs de caravanes, car aucun moyen de défense n’a jamais été mis en place contre les injustes agresseurs. Puis il renouvellera la frappe de la monnaie afin qu’elle s’ajuste au même standard que le béni et bienheureux dinar mansurî. Il éliminera les impuretés du métal et cela constitue l’un des trois types de réforme qui incombent à celui qui dirige les musulmans.  Il doit consacrer tout son temps et ses efforts à sa réalisation.

Notre maître et seigneur, l’émir des croyants […] a demandé à son serviteur de favoriser l’équité et la justice et d’éliminer l’injustice, de limiter les agressions, d’éradiquer la transgression, de renforcer l’assistance, de défendre ce qui est juste et de rassurer les opprimés grâce à la compassion et la bienfaisance, de gérer de manière équitable […], de veiller à leurs conditions de vie, d’offrir la protection nuit et jour aux habitants afin qu’ils puissent librement se livrer à leurs affaires. […] Il lui a aussi ordonné d’annuler le prélèvement des taxes injustes qu’il désapprouve. […] Il m’a également demandé d’administrer vos successions selon le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète. Je vais mettre un terme au prélèvement d’argent en faveur du Trésor Public qui était jusque-là effectué sur vos héritages alors que vous ne le stipuliez pas dans vos testaments et alors que le Trésor n’a aucun droit à le faire. Il m’a demandé de faire réparer vos mosquées et de les orner avec des tapis et un éclairage. Je donnerai à ceux qui appellent à la prière, aux administrateurs et à ceux qui guident la prière leurs émoluments. Cela leur sera donné en abondance et ne leur sera pas retiré. Je les paierai uniquement à partir du Trésor et non en faisant appel aux affermateurs de taxes.

Au-delà de ce que l’émir des croyants […]  a mentionné dans sa lettre, il y a ce que les délégués que vous avez envoyés […] ont mentionné  à propos des choses dont vous souhaitiez qu’il soit fait mention dans le pacte de garantie (amân). Ainsi, vous pourrez continuer à pratiquer selon votre école juridique (madhdhab). Vous pourrez remplir vos obligations religieuses et continuer à vous rassembler dans vos grandes mosquées et toutes les autres mosquées. Vous pourrez rester fidèles à vos croyances envers les Compagnons du Prophète, que Dieu soit satisfait d’eux, et envers ceux qui leur ont succédé, les juristes (fuqaha’) des villes qui ont prononcé des jugements en accord avec leur madhdhab et leur fatwa. L’appel à la prière et la réalisation, le jeûne du mois de ramadan, la rupture du jeûne et les célébrations durant les nuits, le prélèvement de la zakat, l’accomplissement du pèlerinage, la réalisation du jihad se feront selon les commandements de Dieu et de Son livre et selon les recommandations de Son Prophète, que Dieu le bénisse et lui accorde le salut, dans sa sunna.

Les dhimmis seront traités selon les règles en vigueur jusqu’alors. Je vous garantis une sécurité divine pleine et universelle, éternelle et continue, inclusive et parfaite, renouvelée et confirmée pour les jours et les années à venir, pour vos vies, vos propriétés, vos familles, votre bétail, toutes vos possessions, qu’elles soient modestes ou significatives. Personne ne pourra vous prendre quelque chose, vous harasser ou vous poursuivre. Vous serez protégés et défendus et vos ennemis seront chassés et empêchés de vous nuire. Ceux qui voudront vous attaquer y réfléchiront à deux fois et personne ne pourra dédaigner vos chefs et vous opprimer.

Je continuerai à privilégier tout ce qui est bon pour vous, vous permets de faire l’expérience des bénédictions et de vous réjouir en obéissant à notre seigneur et maître, le Prince des croyants […]. Je promets d’accomplir tout ce que je vous ai promis, au nom de l’alliance sacrée avec Dieu et de Sa protection, et par l’alliance de Ses prophètes et messagers, et par la protection de Ses imams, nos maîtres, les Princes des croyants […], et par l’alliance avec notre seigneur et maîtres, Le Prince des croyants, al-Mu‘izz li-Dîn Allâh […]. Proclamez et annoncez l’alliance en faisant ce à quoi vous vous êtes engagés. Sortez à ma rencontre, saluez-moi et tenez-vous devant moi lorsque je traverserai le pont et camperai au campement béni […].

Le général Jawhar a écrit cette garantie de sécurité de sa propre main au mois de sha‘bân 358 (juin-juillet 969) Que la bénédiction divine soit sur notre maître Muhammad et sur sa juste, pure et meilleure descendance.

Commentaire

Au début de l’été 969, le général fatimide Jawhar, parti d’Ifrîqiya quelques mois plus tôt sur les ordres du calife al-Mu‘izz afin de conquérir l’Egypte, alors dirigée par les émirs ikhshidides au nom des califes de Bagdad, parvient devant Alexandrie. Après plusieurs années de mauvaises récoltes, l’Egypte est alors au plus mal, les émirs locaux sont d’autant plus contestés qu’à l’instar des Abbassides en Syrie du Nord, ils se sont révélés incapables de protéger la Crète de la reconquête byzantine quelques années auparavant et que les lieux Saints de l’islam, traditionnellement ravitaillés par les différents gouverneurs à la tête de l’Egypte depuis les débuts de l’islam, sont abandonnés à leur sort, sans ressources. L’incurie du pouvoir abbasside et de ses divers représentants a favorisé le développement du brigandage le long des routes du pèlerinage musulman, rendant celui-ci irréalisable depuis plusieurs années. Ainsi, tant à l’échelle égyptienne que méditerranéenne et proche-orientale, la situation est nettement en défaveur des califes de Bagdad dont la faiblesse éclate aux yeux de tous.

C’est cette situation que souhaitent donc exploiter les Fatimides en avançant vers l’Egypte pour la quatrième fois depuis leur installation au Maghreb. Le général Jawhar, grand conquérant de tout le Maghreb au nom des Fatimides dans la première moitié des années 960 et vainqueur à plusieurs reprises des troupes byzantines, jouit d’une grande réputation. Une délégation, mentionnée dans les premières lignes de la lettre, composée de quelques-uns des plus hauts responsables de la ville de Fustât, alors capitale administrative et économique de l’Egypte, est venue à sa rencontre quelques jours plus tôt afin de négocier dans les meilleures conditions la reddition de la puissante cité pour éviter les massacres. Dans la lettre de garantie qu’il adresse ainsi aux habitants de la ville au nom du calife al-Mu‘izz, Jawhar rappelle de manière habile les divers succès des Fatimides contre les troupes byzantines et toute la faiblesse des pouvoirs qui jusque-là dirigeaient la cité.

Par les diverses mesures promises, il montre à tous que le calife de Bagdad et ses affidés locaux ne sont pas dignes et légitimes pour exercer le pouvoir au nom des musulmans car dans l’incapacité de protéger les biens des croyants et les territoires appartenant jusque-là au monde musulman. De même, le calife se montre incapable aussi de garantir la réalisation des obligations religieuses des fidèles ou encore le développement économique des populations. Par son message, le général met en avant les qualités de l’imam-calife ismaélien et tous les avantages qu’auraient les populations locales à laisser entrer les troupes maghrébines dans Fustât sans résister.

Pour qui sait lire entre les lignes, l’auteur, s’il affirme bien l’importance de l’islam, connait aussi la faiblesse du courant religieux qu’il représente ainsi que le poids démographique des non-musulmans en Egypte et ailleurs dans le monde arabe oriental à cette époque. Ainsi, loin de vouloir imposer le dogme ismaélien à tous, la lettre constitue un gage de la liberté de croyance octroyée par les Fatimides, une attitude qui leur permet de rassurer ceux qui redoutaient le sort religieux que les ismaéliens feraient à ceux qui n’adhèreraient pas à leur doctrine.

Finalement, pour les Fatimides, l’enjeu de cette lettre est double et doit se lire à plusieurs échelles. Il s’agit d’une part de rassurer les populations locales afin d’éviter la résistance et donc les massacres possibles que les troupes victorieuses seraient autorisées à faire. Le calife et son général voient toutefois plus loin que la seule conquête de l’Egypte et de Fustât. Le projet des califes d’Ifrîqiya était d’avancer vers l’Orient musulman. La conquête de Fustât ne devait être qu’une étape sur la route victorieuse vers Bagdad. Après Fustât, l’objectif était de s’emparer d’autres grandes villes dont Damas et évidemment Bagdad. Les Fatimides, conscients que l’attitude des troupes fatimides à l’égard des population locales serait scrutée et commentée dans le reste du monde musulman, et constituerait un élément facilitateur lorsqu’il s’agirait d’avancer plus à l’est, devaient attester de leur magnanimité et de la vérité du message dont ils étaient les porteurs. Le règne de l’imam-calife devait apparaître comme un gage de bonheur, de prospérité pour tous. Ainsi, soucieux d’une certaine cohérence entre la théorie ismaélienne et les gestes concrets, mais aussi très pragmatiques, les Fatimides n’avaient aucune intention de massacrer les populations locales afin d’éviter que les habitants des territoires à conquérir ne leur livrent une résistance acharnée. La preuve en est que quelques jours plus tard, alors que Jawhar et ses hommes s’apprêtaient à prendre possession de la cité, une partie des habitants de Fustât et des troupes ikhshidides, qui avaient pourtant prévu de se rendre, se soulevèrent. Jawhar, une fois la situation rétablie en sa faveur et Fustât bel et bien conquise, tint parole et ne revint pas sur la lettre de garantie comme il aurait pourtant pu le faire.

Référence électronique

David Bramoullé, Les garanties offertes par le calife fatimide aux habitants d’Égypte en 969, publié le 28/07/2021
https://comprendrelislam.fr/religion-et-politique/les-garanties-offertes-par-le-calife-fatimide-aux-habitants-degypte-en-969/