Lettre d’Abdelkader à l’évêque d’Alger

« J’ai reçu ta lettre. Elle ne m’a pas surprise d’après ce que j’ai entendu de ton caractère sacré… Pourtant permets-moi de te faire remarquer, qu’au double titre que tu prends de serviteur de Dieu et d’ami des hommes, tes frères, tu aurais dû me demander, non la liberté d’un seul, mais bien plutôt celle de tous les chrétiens qui ont été fait prisonniers depuis la reprise des hostilités. Bien plus, est-ce que tu ne serais pas deux fois plus digne de la mission dont tu me parles si, ne te contentant pas de procurer un pareil bienfait à deux ou trois cents chrétiens, tu tentais encore d’en étendre la faveur à un nombre correspondant de musulmans qui languissent dans vos prisons. Il est écrit : « Faites aux autres ce que vous voudriez que l’on vous fasse à vous-mêmes ».

Pioneu, E., Vie de Mgr Dupuch, Hachette BNF, 2016 (1865), p. 247

Pistes de compréhension

L’Émir Abdelkader répond à la lettre de l’évêque d’Alger Antoine Adolphe Dupuch, qui était à l’origine prêtre de Bordeaux et qui a été nommé évêque d’Alger le 25 août 1838. Cette nomination arrive un an et demi après la signature du traité de la Tafna entre Abdelkader et le général Bugeaud, le 30 mai 1837. Les termes du traité stipulent qu’Abdelkader doit reconnaître la souveraineté impériale française en Algérie et le prix que la France doit payer pour obtenir cette reconnaissance implique la reconnaissance de l’autorité d’Abdelkader sur une grande partie de l’Oranais et de l’Algérois. Cependant, dans la version du texte arabe, l’Émir ne reconnaît pas la « souveraineté de la France en Afrique » et le territoire sous son autorité est plus important.

Le contexte général de cette lettre est la période de la poussée coloniale française après la prise d’Alger en 1830. Abdelkader a alors 22 ans et en tant que jeune chef de guerre, il prend ultérieurement le titre d’émir (commandeur des croyants) et décrète le jihad contre les français. Les premières batailles ont lieu en 1832 jusqu’en 1834, date du premier traité de paix proposé par le général Desmichels. Cependant la guerre reprend pendant deux ans de 1835 à 1837, période au cours de laquelle Abdelkader affronte également des coreligionnaires dont certains lui reprochent d’avoir renoncé au jihad. Après le traité de la Tafna, Abdelkader entreprend la construction d’un proto-État théocratique mais il se heurte à la difficulté de fédérer et d’unifier tous les musulmans. Ce traité est rompu en 1839, quand les autorités françaises décident, après avoir hésité durant plusieurs années, d’entreprendre une campagne visant à la colonisation de peuplement. Il s’en suit une guerre sans trêve qui se termine lorsqu’Abdelkader, qui n’a pas obtenu l’appui demandé auprès du sultan marocain, se rend au Duc d’Aumale le 23 décembre 1847. L’Émir est ensuite emprisonné en France métropolitaine pour cinq ans, mais Napoléon III lui rend la liberté le 16 octobre 1852.

Cette correspondance intervient entre l’évêque et l’Émir dans le cadre d’une négociation pour la libération de prisonnier. Dans un premier temps, l’évêque demande la libération d’un prisonnier en particulier : le sous-intendant militaire Massot. Abdelkader répond donc à cette demande de libération par la réponse que nous avons ci – dessus. Elle est, sur un ton qui mêle la finesse et une certaine ironie, une invitation à établir des relations de confiance dans l’intérêt de chaque camp, musulman et chrétien, selon la perception qu’il en propose.

Abdelkader utilise alors une éthique de réciprocité, que le philosophe Thomas Jackson nomme « règle d’or » dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Cette éthique de réciprocité « Faites aux autres ce que vous voudriez que l’on vous fasse à vous-mêmes » provient d’abord de l’Ancien Testament, et plus particulièrement du Lévitique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » Lv 19:18. Elle est reprise dans le Nouveau Testament, notamment dans l’Évangile selon Matthieu en Mt 22:39 mais aussi dans d’autres passages des Évangiles comme à travers la parabole du Bon Samaritain de Jésus dans l’Évangile selon Luc. Cette « règle d’or » est connue aussi à travers des Hadîths notamment « Aucun d’entre vous ne croit vraiment tant qu’il n’aime pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même. », Hadîth 13 issus des 40 Hadîths de l’imam al-Nawawi. L’argumentaire religieux d’Abdelkader est donc à la foi ironique car il reprend un homme de foi chrétienne en citant un passage présent à de très nombreuses reprises dans la Bible mais aussi pertinent à analyser car cette « règle d’or » est présente dans les trois grandes religions monothéistes.

Mais derrière cet argumentaire religieux, se cache une véritable stratégie de l’Émir Abdelkader pour libérer les prisonniers musulmans. Comme nous l’avons dit, Abdelkader reproche à cet homme de Dieu de s’intéresser uniquement à la libération d’un seul prisonnier sans rien proposer en retour. Abdelkader rappelle et insiste particulièrement, dans la totalité de la lettre, sur le caractère sacré de l’évêque « d’après ce que j’ai entendu de ton caractère sacré » ou encore « qu’au double titre que tu prends de serviteur de Dieu et d’ami des hommes », pour ensuite lui reprocher son manque d’audace ou de zèle. L’évêque se retrouve pris à son propre jeu, ne poussant pas assez loin sa demande, selon l’Émir. Dupuch ne peut pas refuser et c’est après cet échange, qui invite à établir une relation de confiance entre hommes de foi, que des négociations commenceront.

Pour aller pus loin

Hardy, Madeleine, Antoine-Adolphe Dupuch, premier évêque d’Alger (1838-1846), Paris, Hora Decima Editions, 2006, p. 89.

Teissier, Henri, « L’entourage de l’Emir Abdelkader et le dialogue islamo-chrétien », Islamochristiana, n°1, 1975, p. 41-69.

Vermeren, Pierre, La France en terre d’islam : Empire colonial et religions XIXe – XXe siècles, Paris, Tallandier, 2016.

Conférence du 7 décembre 2004 à Lyon de Mgr Teissier et de M. Boutaleb : l’Émir et les chrétiens. 1. l’Émir et les évêques d’Alger. Premières relations de Dupuch avec Abdelkader : la libération des captifs (1841), p. 3 et 4.

Référence électronique

Robin Cicchero, Lettre d’Abdelkader à l’évêque d’Alger, publié le 02/02/2022
https://comprendrelislam.fr/religion-et-politique/lettre-dabdel-kader-a-leveque-dalger/