Les califes « bien guidés » et la Grande discorde

En juin 632, lorsque le prophète Muhammad meurt à Médine, la communauté des croyants fait face à une problématique inattendue : comment assurer la continuité du pouvoir ? Si une telle question se pose, c’est que la révélation du message divin s’est accompagnée de la formation d’un premier État islamique dont le centre de gravité se situe dans la chaîne montagneuse du Hijâz, en Arabie occidentale, autour des villes de Médine, La Mecque et Tâ’if. Pour les Compagnons (sahâba), la priorité est de préserver ces premiers acquis politiques, sociaux et religieux, de consolider l’emprise du pouvoir médinois sur l’ensemble de l’Arabie et d’assurer la survivance de la prédication prophétique. Or, rien dans le Coran, qui était encore loin d’être constitué en livre, ni dans les dits du prophète (hadîth, pl. ahâdîth) n’indiquait la voie à suivre.

Dans la confusion qui suit la mort de Muhammad, un groupe de ansâr (littéralement, les auxiliaires, les Médinois ayant aidé le prophète après son émigration depuis La Mecque) se réunit pour nommer un chef en charge de la communauté. Ce faisant, ces hommes excluent du processus de désignation du nouveau souverain les Compagnons mecquois de Muhammad, les muhâjirûn. Nombre d’entre eux étaient par ailleurs des membres de l’aristocratie tribale préislamique de La Mecque, notamment du clan de Quraysh, qui avait résisté un temps à la prédication du prophète. Craignant d’être dépassés dans la course au pouvoir, Abû Bakr al-Siddîq et Umar ibn al-Khattâb, deux de ces Compagnons mecquois, se joignent à la réunion qui s’achève finalement par la désignation d’Abû Bakr comme calife (khalîfa), ou chef de la communauté.

On retient de l’événement l’émergence des premières dissensions au cœur de la jeune communauté (umma). Plusieurs lignes de fracture apparaissent : entre les ansâr (Médinois) et les muhâjirûn (Mecquois) d’une part ; entre Abû Bakr et Alî ibn Abî Tâlib d’autre part. Ce dernier, qui est le neveu du prophète et l’un des premiers à s’être converti, estime avoir été désigné comme le successeur du prophète par Muhammad lui-même ; une revendication plus tard rejetée par les sources sunnites. La société proto-islamique se structure donc autour de groupes élitaires qui appréhendent la transmission du pouvoir après la mort de Muhammad selon des critères qui leur sont propres.

Durant le règne d’Abû Bakr (632-634), les tensions s’accroissent à l’échelle de la péninsule Arabique. Nombre de tribus considéraient être contractuellement liées au prophète. La disparition de ce dernier signifiait la rupture du contrat, c’est-à-dire la fin du paiement des taxes islamiques qui avaient été instituées à mesure que progressait la révélation. Du Yémen à la Yamâma en passant par Oman, d’importants conglomérats tribaux se détachent du premier État islamique : ce phénomène est désigné par les sources postérieures sous le nom de guerres d’apostasie (hurûb al-ridda). Acculé dans le Hijâz, Abû Bakr ne cède rien et l’envoi de contingents militaires lui permet de rétablir l’autorité du califat médinois. Son règne marque, semble-t-il, l’achèvement du processus d’islamisation et d’assujettissement de l’ensemble de l’Arabie. L’intégration ou la réintégration des tribus dans le califat se traduit par la diffusion de l’islam et la sophistication graduelle des moyens d’administration d’une communauté en pleine expansion.

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Carte des révoltes de la ridda

À la mort du premier calife, le pouvoir passe aux mains de Umar ibn al-Khattâb. Son règne dure dix ans (634-644) et constitue un moment charnière dans l’histoire de l’islam et du Moyen-Orient. En rassemblant d’importants contingents militaires tribaux, Umar lance les conquêtes islamiques (al-futûhât al-islâmiyya). En Irak d’abord, puis en Syrie-Palestine et en Égypte, les troupes persanes et byzantines sont balayées. L’empire sassanide, dont les défenses sont enfoncées jusqu’aux plateaux iraniens du Khurâsân, s’effondre en 651. La frontière avec l’Empire byzantin se fixe dans le nord de la Syrie actuelle.

Dans les sources narratives postérieures, Umar incarne l’archétype du souverain idéal. Fort de ses victoires, il est surtout dépeint comme le fondateur de l’empire islamique. Il organise la conquête de Jérusalem, où il se rend en 637, et ordonne la fondation de villes-camps (amsâr), dont Basra, appelée à devenir un centre intellectuel majeur de l’islam médiéval. On lui attribue également l’établissement du dîwân, un registre de comptes permettant le versement des soldes aux soldats. Umar est aussi l’incarnation du souverain ascétique, connu pour sa propension à refuser le luxe, alors même que la conquête des riches villes du Levant a certainement provoqué un afflux exceptionnel de richesses vers la péninsule Arabique.

Lorsqu’il est poignardé par un esclave persan à Médine, il nomme avant de mourir un conseil de six membres parmi les plus importants Compagnons du prophète qu’il charge d’élire son successeur. Cet épisode, communément désigné sous le terme de shûrâ (consultation en arabe), a marqué la pensée politique islamique, puisque des groupes comme les Ibadites ne cesseront de revendiquer ce mode de désignation du souverain comme un remède contre le système dynastique et vertical qui s’impose avec les Omeyyades.

Au terme de ce conseil consultatif, Uthmân ibn Affân est désigné comme le nouveau souverain. À l’inverse de Umar, Uthmân jouit d’une image beaucoup plus contrastée dans la mémoire islamique. Son règne s’étale sur douze années (644-656), durant lesquelles les tensions internes à la communauté islamique (re)font surface. Accusé de népotisme au profit de sa tribu (les Omeyyades), Uthmân fait rapidement face à une forte opposition de la part des élites provinciales installées en Égypte et dans les villes-camps de Basra et de Kûfa. Reléguées à un second plan par le calife, ces élites locales appartenaient souvent à des tribus de seconde zone qui avaient acquis une notabilité (sharafa) grâce à leur entrée précoce (sâbiqa) dans l’islam. Rapidement, un vent de révolte souffle sur Médine et le calife doit faire face à des délégations venues contester sa politique. La situation se tend, le calife est assiégé dans sa maison avec quelques fidèles, puis assassiné au terme d’un assaut désordonné. Sa mort est une rupture majeure dans l’histoire de l’islam : pour la première fois, un souverain musulman est assassiné par ses coreligionnaires.

La désignation précipitée de Alî ibn Abî Tâlib comme calife ne résout rien. La crise entérine la rupture entre les partisans de Uthmân, qui réclament justice, groupés autour de Muâwiya, alors gouverneur de Syrie et cousin du défunt calife, et les soutiens de Alî. Cette guerre interne à la communauté est habituellement désignée sous le terme de fitna. Accompagnant le mouvement des conquêtes, le centre de gravité de l’islam se déplace alors vers le Moyen-Orient. Alî part en quête de soutien à Kûfa et affronte un premier contingent de rebelles à la bataille du Chameau (656). Puis à Siffîn, en 657, devant l’ampleur du massacre, Alî et Muâwiya s’entendent pour laisser deux arbitres trancher leurs différends. Refusant catégoriquement un arbitrage humain, un groupe de combattants ralliés à Alî fait sécession : on les appelle les khârijites, ceux qui « sortent de la communauté ». Alî les massacre en grande partie à Nahrawân (658), mais il est désormais extrêmement isolé. Muâwiya de son côté attend que les germes de la discorde finissent par diviser les troupes de son adversaire. Alî est finalement poignardé en 661 à l’entrée de la mosquée de Kûfa par un khârijite.

Après avoir transité par l’Irak, le pouvoir est désormais aux mains des Syriens et de la famille des Omeyyades. L’accession de Muâwiya au califat met fin à la Grande discorde, même si des foyers de contestation demeurent actifs, notamment en Irak. En outre, la rupture est aussi politique, puisque l’instauration d’un régime dynastique met fin à la période des califes « bien guidés » (râshidûn).

En trente années, le premier État islamique médinois s’est transformé en un califat. Les mutations engendrées par les conquêtes et l’installation d’un pouvoir politique centralisateur sont considérables pour les sociétés de la région. Cette période est donc un moment matriciel pour l’histoire politique, sociale et économique de l’Empire islamique, ce qui explique l’aura dont jouissent les quatre premiers califes. Au prix d’un travail historiographique de mise en ordre de l’histoire, de codification de la tradition et d’effacement des désaccords aux origines de la fitna, les historiens ont érigé ces quatre souverains en modèles politiques absolus et ont fait de la période un âge d’or révolu.

Référence électronique

Enki Baptiste, Les califes « bien guidés » et la Grande discorde, publié le 20/05/2021
https://comprendrelislam.fr/religion-et-politique/les-califes-bien-guides-et-la-grande-discorde/