Situé à la périphérie méridionale du monde arabe, l’islam subsaharien s’est implanté dans la longue durée, à partir des VIIIe-XIe siècles, dans les sociétés sahéliennes, disposées en écharpe entre l’est et l’ouest du continent, et le long de l’océan Indien. Cette implantation est liée au développement du commerce transsaharien et aux échanges océaniques sur le versant oriental.

En dehors des villes et des centres politiques, qui ont prospéré au contact des commerçants musulmans, les sociétés sahéliennes rurales sont longtemps restées attachées aux cultes du terroir. Paradoxalement, ce sont les colonisations européennes, qui, selon des modalités variées, au XXe siècle, ont involontairement consolidé son enracinement et facilité sa diffusion dans de nouvelles terres, notamment forestières, plus au sud.

Le terme d’« islam noir » a souvent servi à désigner cet islam subsaharien. L’expression, commode, est fréquemment reprise dans les médias. Un livre de Vincent Monteil, L’islam noir, qui a fait l’objet de trois éditions successives (1964, 1971,1980), avait  médiatisé cet intitulé. Cependant, cette expression, apparemment banale, est chargée de multiples significations qui en rendent l’usage moins évident qu’il n’y parait. Son histoire est étroitement liée à la question de l’orthodoxie de l’islam subsaharien, qui n’a cessé d’être agitée au fil du temps. Ainsi est née cette désignation « de couleur », dont le statut, ainsi que le nom, ont été réévalués et instrumentalisés selon les circonstances.

Mosquée à Tombouctou (1)

Petite mosquée à Tombouctou

Les premiers contacts avec le monde arabe

Lors de la conquête du Maghreb, au VIIe siècle, les Arabo-musulmans sont entrés au contact des populations noires (al-Sûdân). À leurs yeux, les pratiques païennes de ces populations, cumulées avec le stigmate de couleur, consacraient leur statut d’infériorité et les destinaient à une condition servile.

Pour expliquer et justifier ce stigmate de couleur, deux théories étaient alors mises en avant : d’une part, la référence à la malédiction biblique de Cham (Ḥâm) et de ses descendants par son père Noé, reprise dans la tradition musulmane, et appliquée aux Noirs ; d’autre part, la conception ptoléméenne des climats, adoptée par les géographes arabes, selon laquelle, aux deux extrêmes climatiques, vit une humanité handicapée, physiquement marquée par son environnement. Ces deux registres explicatifs venaient légitimer une dépréciation des populations noires, ainsi doublement frappées par une ascendance maudite et un climat jugé hostile.

Un problème nouveau surgit lorsqu’un certain nombre de ces Sûdân sont devenus, à leur tour, musulmans. Était-il alors juridiquement licite de les asservir ? Comment pouvait-on les distinguer de leurs voisins païens ? À ces interrogations, une réponse fut apportée par le célèbre Ahmad Bâbâ de Tombouctou (1556-1627), lui-même déporté au Maroc. Dans le Mi‘râj al-Su‘ûd écrit en 1615, Ahmad Bâbâ proposait une vision géopolitique du problème en distinguant les terres d’islam et les terres d’infidélité, et en désignant les pays d’Afrique de l’Ouest dont les souverains étaient musulmans et dont les sujets, à leur suite, ne pouvaient, de ce fait, être réduits en esclavage. Il s’agissait, pour l’essentiel, de l’espace des anciens empires sahéliens (Ghana, Mali, Songhay, Bornou) et de certaines cités Haoussa. Cette argumentation n’eut cependant qu’une portée limitée. L’orthodoxie des Noirs islamisés ne cessa pas d’être mise en doute. Le fait que les Noirs musulmans ne fussent pas, le plus souvent, arabisés, renforçait cette défiance. Le stigmate de couleur, intensifié par des incriminations de paganisme, et fortement associé à l’économie de l’esclavage, a constitué le fondement d’une prévention durable.

Pourtant, à l’image d’Ahmad Bâbâ, des lettrés musulmans subsahariens avaient été formés qui ne cessaient de se nourrir aux sources écrites arabo-musulmanes. Ils entretenaient, à la faveur des pèlerinages et des voyages d’études, une relation suivie avec leurs maîtres du Maghreb, d’Égypte ou d’Arabie. Les affinités ainsi nées entre lettrés des deux rives ne suffirent pas, cependant, à effacer les préjugés collectifs et les représentations péjoratives globales concernant les Sûdân.

La situation coloniale

Le partage colonial, à la fin du XIXe siècle, allait imprimer, à son tour, sa propre marque : un partage qui, du côté français, consolidait, en outre, la frontière culturelle entre le Maghreb et l’Afrique de l’ouest subsaharienne, soit deux zones relevant d’administrations françaises distinctes et parfois concurrentes.  Ainsi les arabisants de l’université d’Alger considéraient volontiers l’islam au sud du Sahara comme une version dégradée. Seuls quelques spécialistes de l’islam maghrébin s’intéressèrent un moment, à la marge de leurs études, au domaine soudano-sahélien. En Afrique occidentale, la connaissance de l’islam, qui allait de pair avec sa surveillance, fut laissée aux officiers et administrateurs de terrain, notamment ceux des « Affaires musulmanes », souvent formés au Maghreb mais devenus des défenseurs des spécificités subsahariennes.

C’est dans un tel contexte que les services d’Affaires musulmanes de l’Afrique occidentale française ont érigé le concept d’islam noir. Le terme, popularisé par le titre de l’ouvrage du Capitaine André Pierre J. (mort en 1924), instituait un domaine séparé, qui, comme tel, échappait à la tutelle des islamologues officiels d’Algérie et du Maroc, et mettait un nom sur ce qui devenait leur domaine de compétence propre. Ainsi fut promue et validée par eux une identité musulmane subsaharienne. À l’encontre des jugements péjoratifs des islamologues en place, qui avaient eux-mêmes hérité des préjugés des sociétés qu’ils étudiaient, cet islam noir était désormais valorisé pour les raisons mêmes qui l’avaient rendu suspect au nord : sa faible arabisation, sa médiocre connaissance de l’islam, ou supposée telle, et sa contamination, également présumée ou surestimée, par l’environnement animiste. Les défauts d’orthodoxie prêtés aux musulmans subsahariens étaient retournés en qualités positives. Un islam jugé imparfait, et donc plus malléable, rassurait les autorités. La thématique coloniale de l’islam noir, placé en opposition à un islam arabe jugé subversif, s’inscrivait dans cette hiérarchie des représentations et des savoirs.

Pour aller plus loin :

Jean-Loup Amselle, Islams africains ; la préférence soufie. Paris, Le Bord de l’eau, 2017.

Pierre J. André (Capitaine), L’Islam noir. Contribution à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique occidentale suivie d’une Etude sur l’Islam au Dahomey. Préface de M. le Gouverneur J. Carde. Paris, Paul Geuthner, 1924.

Anouk Cohen, « Vers une « épistémè » islamique ? Refondation des savoirs et des subjectivités islamiques au Sénégal », Politika, Passés futurs, Usages postcoloniaux du colonial (2),  juin 2022, n° 11, en ligne https://www.politika.io/fr/article/episteme-islamique-refondation-savoirs-subjectivites-islamiques-au-senegal

Constant Hamès, “La Shâdhiliyya ou l’origine des confréries islamiques en Mauritanie », Islam et sociétés au sud du Sahara, nouvelle série, vol. 3, 2013 : 73-87.

Constant Hamès (Dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu musulman. Paris, Karthala, 2007.

John O. Hunwick, « Aḥmad Bābā on Slavery », Sudanic Africa, 11, 2000, 131-139.

 

Référence électronique

Jean-Louis Triaud, L’ISLAM NOIR. Controverse sur un nom. Épisode 1., publié le 27/04/2023
https://comprendrelislam.fr/religion-et-politique/lislam-noir-controverse-sur-un-nom-episode-1/